Cette salle de cours ressemble à toutes les autres salles de cours sur Terre. Même ses assidus étudiants ressemblent à n’importe quel étudiant. À peu de choses près. La seule chose qui pourrait éventuellement perturber un regard extérieur, c’est l’aspect esthétique de la pièce et de ses occupants. Et le fait que la leçon ait lieu dans les Abysses.
Cette salle de cours, donc, puisqu’il s’agit bien d’un cours, réunit tout ce que représente la population humanoïde des profondeurs marines. Ne vous méprenez pas pour autant, lorsque je parle d’humanoïdes, je parle surtout du fait qu’ils sont dotés de mains, comme les humains, qu’ils sont doués de parole, comme les humains. Mais la comparaison s’arrête là. Peu d’humains apprécieraient d’avoir pour voisin une créature qui parle, qui peut utiliser des outils, et qui a une tête de baudroie !
La leçon du jour concerne les interactions sociales inter-espèces. Si cela peut sembler anodin pour la plupart de ces humanoïdes, cela consiste en fait à comprendre pourquoi les humains se montrent aussi hostiles de prime abord. Évidemment, il est difficile pour un humain dépourvu de branchies de survivre sous l’eau, et davantage à plus de deux mille mètres de profondeur. C’est ce qui pourrait expliquer les problèmes de communication.
Cette grande École, puisqu’il s’agit d’une grande École, forme donc en réalité les futurs diplomates et médiateurs inter-espèces, afin qu’ils soient à même d’aider les abysséens et les humains à résoudre leurs frictions, dans un premier temps, puis établir un véritable accord de paix via des traités commerciaux et des collaborations scientifiques, par exemple, dans un second temps.
Les cours sont, bien évidemment, dispensés par les plus éminents professeurs abysséens, mais également par de grands chercheurs humains. Car qui seraient mieux placés pour enseigner la culture humaine si ce n’est des humains ? Bien sûr, les humains ne sont pas dans l’École, ils ne survivraient pas, rappelez-vous ! Non, grâce à la combinaison ingénieuse de la technologie humaine et de la technologie abysséenne, il est possible pour des humains de dispenser ou de suivre des cours par visio-conférence. Oui, parce que chez les humains aussi il y a une volonté de former de futurs diplomates et médiateurs inter-espèces.
Malgré tous ces efforts, cette grande École reste secrète et cachée. Ne serait-ce pour votre propre sécurité, n’allez surtout pas dire que vous savez qu’elle existe ni où elle se situe ! Personne ne vous croirait de toute façon. Au mieux vous passeriez pour une personne à l’imagination débordante, au pire vous vous feriez interner.
Cette salle de classe, donc, comme nous venons d’en parler, étudie les interactions sociales inter-espèces. Or donc, comment fait-on, lorsque l’on est un abysséen, pour communiquer avec un humain, sans l’effrayer ni l’offenser ? L’une des premières choses enseignées est la salutation. Cela peut paraître surprenant pour un observateur humain ou non-humain, mais les humains n’ont pas de leurre luminescent ni de ligne latérale. Aussi, pour se saluer, les humains utilisent la plupart du temps la parole ou leurs mains, voire leur bouche en fonction du degré d’interaction qui existe entre eux. Autant réaliser une poignée de mains lorsque l’on est un être humain semble anodin, autant on peut se demander comment faire lorsque votre main est glissante ou que celle de votre voisin est dotée de ventouses, parfois avec des crochets venimeux ? Et lorsque vous devenez plus ami avec un humain et que vous êtes un ancistrus mâle, comment lui faites-vous la bise sans lui blesser un œil ? Bien sûr, toutes ses questions seraient moins délicates à aborder si abysséens et humains s’étaient côtoyés dès le départ.
L’observateur intelligent et naïf se sera déjà demandé si tout cela est bien nécessaire. La réponse est malheureusement et tristement… oui, tout cela est bien nécessaire pour la survie des abysséens et des humains.
Les abysséens sont des créatures humanoïdes qui vivent dans les profondeurs des mers et des océans, à plus de deux mille mètres de profondeur, comme nous venons de le dire. Mais comment vivent-ils ? Comment évoluent-ils ? Éh bien, à l’instar des humains, un lointain ancêtre commun aurait décidé que la terre ferme, ce n’était pas pour lui, il serait donc retourné dans l’eau et aurait fini par donner naissance à une nouvelle espèce. On estime que l’espèce abysséenne actuelle est au moins aussi âgée que l’espèce humaine actuelle. Et tout comme les humains, les abysséens sont de différents phénotypes en fonction de leurs lieux d’origine. Ainsi, un abysséen d’origine tropicale sera très coloré tandis qu’un abysséen d’origine benthique sera plus sombre et terne.
Tout comme les humains, les abysséens sont réunis en groupes sociaux culturels différents, les uns vivants dans des villes, les autres préférant les forêts d’algues. Les abysséens connaissent aussi la mondialisation, aussi il n’est pas surprenant de pouvoir croiser un abysséen aux origines tropicales dans les eaux arctiques.
Depuis quelques décennies, ils ont opté pour un système politique quelque peu étrange. Chaque territoire est ainsi plus ou moins indépendant, bien qu’en cas de conflit, et si la population n’arrive pas à aboutir à un accord, la famille royale soit alors consultée afin de trancher la question. De plus, les abysséens sont partis sur un système de revenu universel, afin de lutter contre l’inégalité des chances et tenter de mieux répartir leurs ressources. Ainsi, chaque mois un abysséen obtient un montant de crédit fixe, qui peut être augmenté en fonction de s’il a effectué certaines tâches ou rendu des services à la société ou à un autre abysséen. Chaque abysséen est libre de travailler ou non, ce qui s’avèra un soulagement immédiat pour de nombreux abysséens handicapés qui peinaient souvent à joindre les deux bouts et se sentaient comme des fardeaux aux yeux de la société, mais également pour les plus précaires. Bien sûr, le système rencontre quelques défauts et ne fait pas l’unanimité, quelques ajustements sont parfois nécessaires pour améliorer le tout sans risquer un fort déséquilibre des richesses, néanmoins c’est un système qui a été voté par l’ensemble de la population et qui n’a pas encore trouvé de système plus juste au sein de la société.
Sur le plan de la société en elle-même, tout comme les humains, les abysséens connaissent les sciences, les arts et la culture en général. Du fait des propriétés physico-chimiques du milieu aquatique, très différent du milieu terrestre, les différents pans culturels ne se sont pas développés de la même manière. Ainsi, le papier et l’encre n’existent pas sous l’eau, ils seraient dilués instantanément. Néanmoins, l’écriture existe, un ingénieux entrelassement d’algues compressées permettant ainsi d’avoir une sorte de papier, plus épais, mais non dissoluble, sur lequel chacun peut y écrire en gravant dessus à l’aide d’une sorte de grattoir prévu à cet effet. Grâce aux connaissances et à la maîtrise sur la bioluminescence, les abysséens ont pu développer des systèmes d’éclairage à moindre coût, totalement adaptés à leur mode de vie, et néanmoins suffisamment discrets pour ne pas être facilement décelable par la technologie humaine.
Et où vivent-ils, me demanderez-vous ? Si j’étais d’humeur taquine, je vous répondrai sous l’eau, mais ce ne serait pas très gentil. Tout comme les humains, les abysséens vivent dans des habitations, très souvent il s’agit de grottes ou d’alcôves sous-marines aménagées. Mais il existe également d’immenses édifices dédiés à différentes fonctions, comme des établissements d’instruction générale, des administrations, ou bien des hôpitaux. Tout comme les humains ont dû inventer et découvrir des moyens pour pouvoir faire tenir des pierres entre elles, les abysséens ont dû inventer et découvrir comment faire pour avoir des bâtimens qui tiennent face à l’érosion des courants et qui supportent correctement la pression marine. Comme certains abysséens sont des mamifères avec des poumons fonctionnels, il a également fallu inventer un système pour qu’il y ait des poches d’air un peu partout dans le royaume afin que ceux-ci ne soient pas contraints de devoir vivre dans les strates supérieures, les obligeant à prendre de plus en plus de risques considérables pour respirer au milieu des navires humains.
Depuis que les humains se sont industrialisés, les profondeurs sont de plus en plus convoitées et exploitées pour leurs richesses. Que ce soit pour la faune ou la flore, les minéraux, ou même encore le pétrole. Or, les humains sont les plus gros pollueurs de la planète ! Et ils sont une menace pour l’écosystème aquatique entier. Mais ce dont ils ne se rendent pas encore compte, c’est que s’ils continuent ainsi, non seulement les terres ne seront plus vivables, mais en plus les abysséens, qui souffrent de plus en plus de leur inconscience, seront eux aussi condamnés et amenés à disparaître.
Bien sûr, les abysséens ne sont pas tous de joyeux petits poissons naïfs et innocents qui veulent aider les humains. Certains sont même tout le contraire. Attaque et pillage de navires touristiques, terrorisme de vaisseaux commerciaux, sabotage de sous-marins militaires et autres joyeusetés sont monnaie courante pour certains groupuscules. Et comme il n’existe aucune loi, à l’heure actuelle, qui puni ce type de comportement, ils auraient grand tord de se gêner, aussi agissent-ils en toute impunité, n’hésitant pas à exhiber leurs trophées de chasse, à l’image des humains des Îles Féroé !
C’est pour lutter contre ces pratiques et pour éviter une disparition pure et simple de la vie sur Terre qu’une poignée d’abysséens a décidé de créer une grande École dédiée. Ces « anarchistes », comme certains journalistes aiment à les qualifier, ont pu convaincre leur gouvernement de la nécessité d’une telle initiative. Aussi, toutes les personnes impliquées dans ce projet ont d’abord subi une formation drastique en sécurité des informations. Toutes sont tenues au Secret d’État, ouvriers et personnel de ménage inclus. Il se raconte même, dans les couloirs du Grand Palais, que certaines langues aient été quelque peu indiscrètes, mais il n’a jamais été possible de le prouver. Pour prouver quoi que ce soit, encore faut-il retrouver les personnes accusées…
Et les étudiants dans tout ça ? Ils sont tous triés sur le volet en fonction de leurs différentes qualités. Si parmi eux il se trouve des utopistes, il y a également des septiques, des anarchistes — des vrais !— et des scientifiques. Oui, les scientifiques ont leur mot à dire dans les Eaux. Ils ont été les premiers à prévenir du danger lorsque le premier sac plastique a été découvert. Et certains semblent être très doués, de façon naturelle, pour l’éthologie. Aussi le gouvernement souhaite qu’ils prennent également part au projet, ne serait-ce pour l’aspect collaboration scientifique. Ho, bien sûr, le gouvernement ne fait pas ça uniquement pour sauver la Vie, mais aussi pour se faire mousser lorsque les premiers résultats concrets et positifs sortiront au grand jour. D’ailleurs, les articles sont déjà prévus, il ne manquera plus qu’à faire tourner les presses…
Évidemment, le gouvernement humain fait la même chose sur les terres. Il a été très difficile de définir un protocole commun pour la communication, les humains ayant des langues différentes en fonction du continent dont ils viennent. Il est aussi délicat d’apprendre aux abysséens à lire, écrire, écouter et parler l’humain, les intonations étant moins riches sous l’eau. Mais au prix de gros efforts et de beaucoup de sacrifices, une certaine forme de consensus a pu être établi. Même si les humains tenus au Secret sont peu nombreux et qu’ils ont choisi de ne pas imposer ce nouveau dialecte chez leurs congénères.
Comment la première approche entre les deux peuples a pu se créer me demandez-vous ? Éh bien, à cela, voici une question pour y répondre : comment naissent les légendes ? Tout simplement en maquillant la vérité sous de beaux atours dorés, que l’on raconte comme un conte, une histoire pour endormir les enfants. Et comment passe-t-on de la légende à la réalité ? Par un choc frontal !
« Timéo ! Vous écoutez quand je fais mon cours ?
— Euh, oui Professeur… »
Timéo avait encore la marque de ses notes griffonnées sur la joue droite et on devinait un reste de mousse au coin de ses lèvres.
« Très bien, alors puisque vous semblez si enthousiaste, vous allez nous lire la page 124 du manuel d’Histoire.
— Encore ? Mais on la connaît par cœur cette anecdote Madame ! Protesta une autre étudiante.
— J’ai dit : vous allez nous lire la page 124 du manuel d’Histoire. Et personne ne bougera d’ici tant que ça ne sera pas fait, vu ? »
L’étudiant encore a demi assoupi soupira puis se résigna et commença à lire :
C’est par une nuit sans Lune qu’un marin-pêcheur sorti des eaux le Prince Octave VI, prit dans les filets de son chalutier. L’humain savait parfaitement qu’il n’avait pas le droit de pêcher à cet endroit, mais son armateur menaçait de le licencier s’il ne ramenait pas suffisamment de poulpes. Le Prince savait pertinemment que s’approcher d’un filet de pêche était une idée dangereuse, mais il avait soif de curiosité, et il rêvait depuis tout petit de rencontrer un jour un être humain. Quand le marin-pêcheur le découvrit parmi ses proies, il en lâcha son couteau et ne bougea plus. C’est le Prince qui, le premier, adressa un sourire à l’homme, qui le lui rendit, d’abord timidement, puis plus franchement. Ni l’un ni l’autre ne connaissait le dialecte de l’autre, mais ils passèrent malgré tout la nuit entière à communiquer comme ils le pouvaient. Puis de nombreuses autres nuits furent passées à chercher à établir un nouveau mode de communication. Grâce aux connaissances de l’humain, le Prince Octave VI écrivit la première thèse éthologique sur les us et coutumes humaines. Quant à l’humain, il n’eut d’autre choix, pour faire accepter notre existence à ses semblables, que de raconter tout ce qu’il savait sous forme de fiction. Avec toutes ses œuvres, un scientifique un peu doux-dingue, pour reprendre une expression humaine, lança un jour une expédition afin de vérifier si ce qui avait bercé son enfance était vrai. C’est depuis ce jour que le gouvernement abysséen et le gouvernement humain ont pu commencer à se rapprocher.
« Bien. Maintenant que vous avez lu cette anecdote, vous me ferez, pour le prochain cours, une rédaction complète sur comment nos deux peuples pourraient s’organiser pour informer et former leurs peuples respectifs dans le but d’une rencontre possible. Et je noterai vos copies !
— Quoi ? Mais, Professeur…
— Je sais, entre les cours et vos obligations professionnelles et familiales, vous êtes débordés ! Mais vous croyez quoi ? Que vous êtes en cours pour dormir ou pour écouter ? Vous saviez à quoi vous vous engagiez ! Que ça vous serve de leçon, je veux une classe attentive. C’est très important pour l’avenir de notre planète et vous en êtes bien plus conscients que ces peureux d’humains, uniquement intéressés par le profit ! Et bien sûr, ça comptera dans votre moyenne. »
Sur ces mots, tous les étudiants se mirent à détester Timéo, qui stoppa net son bâillement en entendant la fin de la phrase.