Urgence abyssale

Chapitre I

Spéciste !

« Hé « bizu » ! On t’a pas vu en cours c’matin ! T’étais encore en train de pioncer ?

— Ho ça va, fous-lui la paix. Et arrête de l’appeler comme ça. »

Le provocateur à tête de murène toisa du regard sa camarade de promotion. Elle avait beau avoir l’air gentil, avec sa bouille de seiche, il ne fallait pas pour autant qu’il la prenne pour une gentille alevine. Elle pouvait être retorse quand elle le voulait.

« Ben quoi ? C’est son nom au ptit nouveau : « bizu » ! » Lui lança-t-il avec un air narquois.

La face de la jeune fille s’empourpra, littéralement. Il faut dire qu’ayant hérité de gènes similaires à ceux des seiches capuchon, ses émotions sont souvent trahies par des changements de couleur spectaculairement rapides. Elle semblait sur le point de cracher son encre quand une main se posa sur son épaule et la tira en arrière.

« Laisse tomber Katia, il en vaut pas la peine…

— Mais il t’a traité de « bizu » !

— Oui, et alors ? »

« Bizu » baissa le regard et le planta droit dans les yeux de son amie. C’était un abysséen presque comme tous les autres, si l’on exceptait le fait que sa peau était plus jaune que la moyenne et qu’elle semblait également plus rugueuse, moins lisse, que celle des abysséens alentour. Sa nageoire caudale était également différente, elle semblait disposer de doigts bien moins palmés que la moyenne, et ses jambes étaient totalement séparées jusqu’au bassin. Comme si les pieds et les jambes avaient été greffés à partir de pieds humains. Il en était de même pour ses bras et ses mains. Mis à part ces détails anatomiques, il ressemblait à presque tous les abysséens delphinidés, et il était assez proche de couleur des dauphins de Gill.

« C’est gentil de vouloir me protéger, mais je peux me défendre tout seul. Et me faire traiter de « bizu » c’est encore ce que cette cervelle de mollusque peut trouver de moins méchant à me sortir.

— Peut-être mais moi ça me plaît pas… Et puis, on est déjà forcés, voire menacés, pour venir suivre les cours de cette École, c’est pas une raison pour qu’on se tape dessus tous les jours. Au propre comme au figuré…

— Je suis d’accord avec toi, mais c’est pas en cherchant à prendre ma défense que tu m’aides.

— Il a raison ! »

Les deux amis se retournèrent vers le requin humanoïde qui venait de dire ça.

« Samuel ? Qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais à l’armée moi ! » S’étonna le jeune mâle.

Samuel tendit la main droite vers « Bizu », qui lui serra en retour, une des premières choses qui leur a été enseignée à leur arrivée. C’était un abysséen avec une tête à faire peur aux humains : une tête caractéristique des requins taureaux, avec en plus une déchirure au niveau de la lèvre supérieure droite, qui révélait une partie de sa dentition.

« Salut Winston, ça faisait un bail !

— Oui, au moins cinq ans… Je vois que tes dents ont repoussé. Désolé pour ton nouveau sourire.

— Haha, ouais, normal pour un requin ! J’avoue que ce jour-là tu m’as épaté. C’était plutôt pas mal pour une chiffe-molle comme toi ! Quant au nouveau sourire, disons que ça me fait un souvenir de cette époque.

— Euh, Winston ? Tu nous présentes ? »

Katia se sentait soudain exclu et ne comprenait pas trop ce qu’il était en train de se passer.

« Oui, bien sûr. Katia, je te présente Samuel, un de mes anciens voisins. Et aussi un de ceux qui m’ont aidé… à… grandir…

— Haha ! Euh, ouais… À ce propos… Je suis désolé de t’avoir fait subir tout ça quand on était mômes. Toutes mes excuses, vraiment, j’ai pas été cool du tout avec toi… Mais, hé ! Je suis super content de voir qu’on a été enrôlés dans la même École !

— Je n’ai pas été enrôlé mais réquisitionné… Maugréa Winston. Et Katia aussi. Tout comme toi je suppose ?

— Houlà, non, tu supposes mal. Comme tu l’as demandé, je suis bien militaire. Je viens d’être muté ici pour suivre une formation spéciale. Éh ouais, quand les premiers contacts officiels se feront, je serai aux côtés des diplomates et autres ronds d’algues pour assurer leur protection ! »

Sur ces mots, Winston recula la tête.

« Toi ? Assurer la protection de quelqu’un ? Et avec sa bénédiction ? Mais alors il y avait bien une cervelle dans cette tête prête à me défoncer ?

— Je t’ai dit que j’étais désolé ! J’étais très con à l’époque et super mal dans ma peau… Je me sentais rejeté, j’essayais, mal, de me refaire des copains… après… Encore pardon. »

Winston leva les yeux à la surface. Être mal dans sa peau, se sentir rejeté, il n’a connu que ça de toute sa courte vie. Il balaya le couloir du regard. Poulpes, poissons, calmars, seiches, crustacés… Tous étaient des abysséens pure souche. Sauf lui. Il était le premier hybride entre un terrien et une abysséenne connu. Il était au courant pour Samuel. Il savait que ses parents avaient été « pêchés » dans des filets et qu’ils n’étaient plus jamais reparus. Il savait que c’était pour ça que Samuel n’était plus « fréquentable ». C’est pour ça que leurs camarades, qui rejetaient déjà Winston mais le toléraient du fait de la présence de Samuel, se mirent à les rejeter tous les deux. Mais autant il lui avait demandé, à cette époque, s’il avait besoin d’aide, autant il n’avait reçu que mépris et brimades de sa part. Ce jour-là Samuel s’était rangé du côté de leurs bourreaux. Pour être « cool ».

Winston le regarda droit dans les yeux, en essayant de cacher tout le dédain qu’il ressentait à ce moment-là. Il se demandait quelle pique il pourrait lui répondre. Puis il se ravisa et se dit que, finalement, lui non plus n’en valait pas la peine.

« Je sais. Je te pardonne. Amis ? »

Il tendit la main droite dans sa direction. Samuel eu une expression de surprise, puis, toutes dents dehors et dans un grand sourire, il lui serra la main, comme le ferait des humains.

« Amis ! »

Bien que les abysséens soient restés les plus discrets que possible en limitant au maximum leurs interactions avec des humains, l’acidification des mers et des océans, ainsi que leur pollution grandissante du fait des nombreux rejets de l’industrialisation, font que, depuis quelques années, une décision importante a été prise et approuvée via un suffrage. Les abysséens doivent faire connaître leur existence aux habitants des terres émergées, avant qu’ils ne meurent tous, signifiant par là la stérilisation compléte des eaux. Et pour mener à bien ce projet, il a été mis en place, secrétement, un centre de formation spécialisé.

Ce centre spécialisé existe sous la forme d’une école privée, en plein cœur de la capitale. Les formés sont des abysséens, adultes pour la plupart, triés sur le volet selon leurs compétences et leurs spécialités respectives. Les formateurs sont constitués d’éminents professeurs abysséens et humains. Certains humains avaient déjà connaissance de l’existence des abysséens et ont donc été ravis de donner de leur temps pour ce projet, les autres avaient été beaucoup plus difficiles à convaincre et à rassurer quant aux intentions de ces étranges créatures.

L’objectif de ce centre est donc de former les premiers abysséens qui iront officiellement au contact des humains, afin de faire connaître l’existence insoupçonnée de ces habitants sous-marins, mais également de tenter de faire prendre conscience des conséquences catastrophiques du manque de contrôle des actes de l’humanité. Bien que certains abysséens et humains soient déjà en contact, chacun a bien conscience de la difficulté que représentera ce choc culturel important. C’est pour cela que différents médecins, juristes, historiens, scientifiques, diplomates, ou encore militaires, sont dans la confidence et se sont portés volontaires pour mener, aussi bien que possible, ce projet. Et afin d’éviter que le projet ne soit un échec, l’existence même de cette école est tenue secrète, occasionnant une frustration de plus en plus grandissante auprès de la population abysséenne qui pense que les pouvoirs publics n’oseront jamais faire le premier pas.

Tous les élèves de première année étaient rassemblés dans le gymnase. Ils avaient été convoqués après leurs derniers cours respectifs. Samuel s’était joint à Katia et Winston. Il n’aimait pas trop ses camarades de promotion. Il les trouvait trop brutaux et pas assez disciplinés à son goût. Pour la première fois il se rendit compte qu’il appréciait l’esprit cartésien et scientifique de Winston. Quant à Katia, il venait tout juste de la rencontrer mais, il aimait déjà son caractère trempé !

« Vous savez pourquoi on a tous été convoqués ? demanda Katia.

— Non, mais j’ai ma petite idée sur ce qu’il va se passer… »

Winston avait dit ça en regardant en direction d’une des tables alignées. Sur cette table se trouvait une combinaison avec un scaphandre.

« Ils ont fait quoi de l’humain qui se trouvait dedans ? s’interrogea Samuel à voix haute.

— C’est bien de confection humaine mais ça ne me parait pas prévu pour eux. Et si tu regardes bien, il y a différents modèles, avec des casques de différentes formes. Je pense que nos professeurs vont nous apprendre à les utiliser.

— Très juste jeune… Heu… Dauphin ? »

Les trois amis se retournèrent et virent un nouveau professeur. Il s’agissait d’un marsouin. C’était plutôt rare de les voir à de telles profondeurs. Winston réalisa alors que, peut-être, les enseignants aussi n’avaient pas eu d’autre choix que de venir dans cette « École ».

« C’est pas un dauphin, c’est un monstre ! Lâcha le provocateur, entraînant les rires moqueurs d’une poignée d’étudiants.

— Je ne tolérerai aucune forme de spécisme dans ma classe ! Rugit l’enseignant. Sortez de mon cours sur-le-champs ! Et croyez bien que le doyen en sera également avisé !

— S’il vous plaît, non ! Il plaisantait juste… risqua timidement une jeune pieuvre à anneaux.

— Parce que vous trouvez ça drôle d’être traité de monstre, vous ? Vous trouvez ça drôle d’être la cible des moqueries quand on est… « différent » ? »

Winston et Samuel n’en croyaient pas leurs ouïes. Pour la première fois de leur vie, un de leurs enseignants tenait tête à des harceleurs et leur faisait la morale !

« Vous êtes tous des adultes diplômés de différentes spécialités, il serait peut-être temps de grandir un peu ! L’avenir de la planète ne vous paraît donc pas si important que cela pour que vous trouviez le temps de vous moquer les uns des autres ? Si vous arrivez encore à trouver l’énergie pour importuner un camarade de lutte, c’est que votre place n’est pas ici, mais à l’école du cirque ! Dehors ! Je ne veux plus vous voir ! »

Les cinq provocateurs sortirent, têtes baissées, penauds et honteux. La jeune pieuvre ne retenait pas ses larmes, elle n’avait pas conscience que ce qu’ils faisaient pouvait être aussi grave.

« Je suis désolé de m’être moqué de toi… » bredouilla le chef de bande en passant devant Winston et ses amis.

Lorsque le dernier de la bande sortit et ferma la porte, les étudiants se tournèrent vers leur professeur qui avait rejoint les tables.

« Bien, maintenant que cet incident grave est clos, passons à la leçon du jour. Comme l’a deviné votre camarade… Quel est votre nom, mon jeune ami ?

— Je m’appelle Winston, Professeur.

— Winston… Il sortit un carnet de son veston et y nota quelque chose. Donc, comme l’a deviné Winston, aujourd’hui je vais vous présenter les combinaisons à scaphandres confectionnés par nos alliés humains. Venez, rapprochez-vous, observez-les, touchez-les, soupesez-les ! Si vous avez la moindre question, n’hésitez pas à la poser. »

Samuel leva timidement la main.

« Déjà une question ? Je vous écoute.

— Ça veut dire quoi « spécisme » ? »