À la surface, la situation devenait une situation de crise internationale. Peu de personnes continuait de croire les discours rassurants de leurs dirigeants respectifs. De nombreux humains étaient persuadés qu’il s’agissait effectivement d’une invasion venant des Profondeurs. Certains experts auto-proclamés prétendaient qu’ils avaient commencé à s’en prendre aux humains dans le but de se nourrir, victimes malheureuses de la surpêche. D’autres prétendaient que leur but était de se procurer des esclaves humains, le tout avec la bénédiction des gouvernements, et que ça avait commencé au Mexique, en faisant porter le chapeau aux cartels de drogue. D’autres encore disaient carrément qu’ils travaillaient dans l’ombre des terroristes depuis le départ et que c’étaient eux qui les manipulaient. Les différents chefs d’État avaient beau envoyer communiqué sur communiqué pour démentir et démonter tous les faux arguments des prétendus experts, rien n’y faisait. Les journaux, du plus sérieux au plus racoleur, tiraient tous des unes aux titres les plus farfelus et fantasques les uns que les autres : « L’Atlantide existe vraiment et ses habitants sont en colère : notre dossier exclusif ! », « L’invasion des Profondeurs a-t-elle vraiment lieu ? Oui d’après nos experts ! », « Les côtes ont-elles toujours été sûres ou leurs habitants étaient-ils au courant ? », etc.
Dans son bureau présidentiel à la décoration épuré par rapport à ses prédécesseurs, Abigaëlle était dépassée par la situation. Elle recevait coup de fil sur coup de fil, rassurant tantôt le Président du Mali, tantôt l’Empereur du Japon, en passant par le Président Russe et le Roi d’Angleterre. Comment une telle crise avait-elle pu autant échapper à tout sens commun en moins de quarante-huit heures ? Il lui fallait trouver une solution, et vite, avant que les premiers bains de sang n’aient lieu. Déjà les côtiers commençaient à monter des barricades pour se protéger des terriens, de peur de se faire tuer, tout ça grâce aux experts et autres journalistes tellement paniqués à l’idée d’être les derniers à en parler qu’ils en ont oublié de faire de l’investigation !
« Allez-me chercher Briscard ! Vociféra Abigaëlle, tout en étant au téléphone avec la Présidente des États-Unis. Et faites venir Julie Laplace et Paul Couture ! Oui, en même temps ! Sorry, so, as I said you… A moment please. Vous attendez quoi pour aller me les chercher ? Bougez-vous ! Et qu’ils n’oublient pas leur équipement ! »
Les employés de la Présidente se dépêchèrent de sortir avant qu’elle ne s’énerve davantage et partirent chercher tout ce petit monde. Les couloirs, habituellement calmes, ne désemplissaient pas de secrétaires qui courraient à droite et à gauche, de ministres pendus au téléphone avec leurs homologues ou la presse, cherchant à rassurer tout le monde.
Il ne fallut qu’une heure pour que l’ancien Ministre de l’Intérieur soit localisé et joint par téléphone. Il avait fallu lourdement insister pour que celui-ci accepte de se déplacer jusqu’aux portes du palais. Julie et Paul avaient été bien plus difficiles à joindre. Lorsque ce fut fait, ils s’étaient excusés, prétextant une mauvaise couverture réseau, sans grande conviction. Au bout de cinq longues heures d’attente, ils étaient enfin dans le bureau présidentiel.
Abigaëlle demanda discrètement à Paul et Julie d’allumer la caméra et de prendre des notes, pendant qu’elle discutait avec Jean Briscard. Elle était assise dans le canapé, tandis que Jean occupait le fauteuil de salon.
« Madame La Présidente, je suis terriblement et sincèrement désolé de la situation chaotique dans laquelle je vous ai laissée ! Mais peut-être que si vous me laissiez réintégrer mon ministère… Tenta-t-il.
— Vous ne chercheriez pas un peu à me faire une sorte de chantage, j’espère ?
— Non. Enfin, peut-être… Oui, bon, d’accord, c’est vrai que j’ai merdé, j’aurais peut-être dû vous demander votre avis avant…
— Peut-être ? Demanda-t-elle en levant le sourcil droit.
— J’aurais dû vous demander votre avis ! Vous avez eu parfaitement raison de me faire démissionner ! Mais je ne comprends pas pourquoi vous m’avez fait convoquer…
— J’attends plus que des excuses. J’attends avant tout des explications !
— Des explications ? Oui, très bien, pas de problèmes mais… Il regardait les journalistes, anxieux.
— Juste une petite garantie personnelle que vous n’irez pas me démentir à l’avenir… Ne faites pas attention à eux, et restez concentré. Vos explications, donc ?
— Sur quoi souhaitez-vous des explications ? Comment j’ai connu leur existence ? Comment j’ai pu entrer en contact avec eux ? Pourquoi j’ai voulu en rencontrer un sans vous en informer ?
— Oui, tout à fait. Commençons par le commencement. Elle avança son buste au-dessus de ses jambes, appuyant ses coudes sur ses genoux. Comment et depuis quand êtes vous au courant de l’existence des abysséens ?
— Très bien… Soupira-t-il. Quand j’ai pris mes fonctions en tant que Ministre de l’Intérieur, l’année dernière, j’ai découvert, tout à fait par hasard, un dossier caché dans le cloud du Ministère. Ce dossier contient des centaines de documents parlant des différentes interactions qui ont eu lieu au cours des siècles entre deux espèces : les abysséens et la nôtre. Cela m’a intrigué alors j’ai décidé de pousser davantage ma curiosité. J’ai fait appel à un ami hacker pour m’aider à trouver une faille dans le système pour trouver d’autres dossiers de ce genre.
— Et il l’a trouvé ? S’inquiéta Abigaëlle.
— Non, il n’a pas trouvé d’autres dossiers.
— La faille… Est-ce qu’il a trouvé une faille dans notre système de cloud ?
— Non, jamais. Bref. Toujours est-il que sur le moment j’ai d’abord pensé qu’il pouvait s’agir d’un dossier de notes personnelles d’un membre du cabinet à l’imagination un peu trop fructueuse. Et puis après j’ai repensé aux signatures et cachets officiels présents sur certains des documents scannés. Ça ne pouvait donc pas n’être que fictionnel. Je suis donc allé fouiller dans les archives ministérielles et, au bout de deux mois de recherche, j’ai fini par trouver un document relatant la fois où un pêcheur avait sauvé la vie d’un de leurs princes. Du moins, c’est ce que le document stipulait. J’ai donc enquêté sur ce fameux pêcheur, et il semblerait qu’il soit passé de prolétaire à riche propriétaire terrien en très peu de temps… D’autres documents parlent également de rencontres entre nos deux espèces, tous plus fascinants les uns que les autres. Saviez-vous qu’ils ont une parfaite connaissance des micro-organismes et qu’ils sont capables de les rendre bioluminescents à moindre coût par exemple ? Imaginez que nous puissions exploiter leur savoir pour éclairer nos rues, ce serait fantastique !
— Vous vous éloignez un peu du sujet de départ… Nota la Présidente, qui semblait toutefois intriguée par ses connaissances. Est-ce que ce sont ces mêmes documents qui vous ont permis de découvrir comment entrer en contact avec eux ?
— Oui ! Enfin, non. Pas tout à fait… Disons que à partir de ces documents, j’ai découvert qu’il existe une petite localité, près d’Hawaï, où les habitants sont régulièrement en contact commercial avec les abysséens…
— Du commerce ? Quel genre de commerce ? Demanda Julie, oubliant de ne rester qu’en observation.
— Ne tenez pas compte de son intervention, continuez. Répondit Abigaëlle, tout en fusillant du regard la journaliste qui se mordit les lèvres.
— Donc, je suis allé à Hawaï, pendant des congés bien mérités, et j’ai cherché cette localité. La difficulté a été de la trouver, dans la mesure où elle ne figure sur aucune carte. Ensuite, il a fallut que je me fasse accepter parmi eux. C’est fou ce qu’un peu d’argent peut résoudre comme problèmes ! Bref… Je suis donc resté là, patientant et me demandant si le document était effectivement fiable puis, au bout de deux ou trois jours d’attente, une nuit plus exactement, j’ai vu… quelque chose… émerger de l’eau.
— Quelque chose ? Relança Abigaëlle.
— Oui, un… truc… est sorti de l’eau. Je ne saurais le décrire mais je crois que c’était un de leurs moyens de transport. C’était de forme plutôt arrondie, avec l’avant qui se finissait de façon plus pointue. La constitution était étrange, on aurait dit du corail, avec des coquillages accrochés à la… heu… coque ? Oui, appelons ça une coque, ce sera plus simple. Et ça luisait ! Mais ça luisait ! Je n’avais jamais vu de telles lumières colorées de ma vie ! Bon, certes ça ne luisait pas au point d’aveugler qui que ce soit, mais ça brillait de milles feux ! Je crois que de ma vie je n’avais jamais vu d’aussi belles couleurs. Du coup, forcément, j’ai été un peu déçu de ne pas les revoir quand l’Émissaire est venu.
— En parlant de l’Émissaire… Comment avez-vous été mis en contact avec lui ? Demanda Abigaëlle.
— Par un intermédiaire.
— C’est-à-dire ? Elle commençait à s’agacer de ce petit jeu qu’elle avait elle-même lancé.
— Je ne les ai pas vu ce jour-là, la coque était opaque et dépourvue de vitre. Cela dit, vu la pression dans les profondeurs marines, je doute qu’ils connaissent ni même qu’ils utilisent du verre… Mais l’un des habitants a bien voulu leur demander s’il m’était possible de m’entretenir avec l’un d’entre eux et, en guise de réponse, j’ai reçu une sorte de carte de visite, on aurait dit un entremêlement d’algues épaisses, avec une adresse courriel gravée dessus.
— Ils ont Internet ? S’exclama Paul, surpris.
— Hé bien figurez-vous que oui. Jean se tourna vers Paul, oubliant totalement la présence de la caméra. Ces petits malins ont trouvé comment se brancher sur nos câbles transatlantiques et transpacifiques et ils l’utilisent afin de communiquer entre eux et avec les humains qui connaissent leur existence et avec qui ils sont alliés. C’est vraiment une espèce intelligente remarquable et bluffante de ressources. Il finit sa phrase en se tournant vers Abigaëlle.
— Et donc, cette adresse courriel, c’était celle de… ? Demanda Abigaëlle.
— Celle de Sami, l’Émissaire. Nous avons longuement échangé par voie privée, en chiffrant nos messages.
— Encore heureux ! S’exclama la Présidente. C’est donc au cours de vos échanges que vous avez pris la décision de le rencontrer sans m’en informer ?
— Hé bien, heu… je… oui… J’aurais peut-être dû vous en parler avant… Mais, vous comprenez, je ne voulais ni vous brusquer, ni vous perturber, vous étiez tellement préoccupée par le sommet avec l’ONU… Je n’ai pensé qu’à votre sécurité, vous comprenez ? Se justifia-t-il.
— Et sa sécurité ? Demanda-t-elle.
— Comment ça, sa sécurité ? Il était surpris.
— Il a essuyé le tir de trois balles, dont deux l’ont légèrement blessé. Vous n’étiez pas au courant ?
— Grands dieux ! Non ! Je l’ignorais totalement ! Comment va-t-il ? Demanda-t-il, sincèrement.
— Il va bien, merci. Mais ce n’est pas grâce à vous. En tout cas vos échanges lui ont fait forte impression et il regrette que les choses ce soient passées ainsi. Il aimerait reprendre contact avec vous. Abigaëlle fit signe à Paul et Julie d’arrêter l’enregistrement et la prise de notes.
— Ho ? Vraiment ? Vous accepteriez ? Il était à la fois surpris et enthousiaste à l’idée de reprendre son poste.
— Oui, mais à mes conditions. Tonna-t-elle.
— Oui, cela va sans dire !
— Ne vous faites pas d’illusions, je ne vous rends pas votre poste au ministère de l’Intérieur. Ne m’interrompez pas ! Je vous propose d’occuper un nouveau poste, dans un nouveau ministère, que nous allons créer ensemble. Sami est l’un de mes amis de longue date et il pense que c’est une bonne idée. Nous allons créer le premier ministère des interactions inter-espèces. Et j’aimerais que vous en soyez son ministre, à condition de ne plus rien me cacher. De toute façon, je serais au courant désormais. N’est-ce pas ? Demanda-t-elle, en le regardant droit dans les yeux.
— Oui, tout à fait. Avec grand plaisir ! Je me mets à la tâche dès que poss… Heu, qu’est-ce que je dis à mon mari et nos enfants ? Ils vont me prendre pour un fou…
— Ne vous inquiétez pas, c’est là que la caméra de Paul et les questions de Julie interviennent.
— Vous n’allez tout de même pas… ?
— Ho que si ! De toute façon, il est trop tard pour faire machine arrière, le Monde doit et à le droit de savoir !
— Mais, si vous faites ça, vous les condamnez… Commença-t-il.
— Si je ne le fais pas, ils seront aussi condamnés, vous avez vu les dernières images sur les fonds marins ? Tous ces sacs en plastiques qui flottent dans les eaux ? Les scientifiques de l’Ifremer ont même découvert des micro-particules de plastique. Par notre faute ils sont peut-être déjà condamnés…
— Est-ce que… Commença Julie.
— Oui, vous pouvez le noter. Confirma la jeune Présidente, tout en regardant sa montre. Il est onze heures et demi, je vous propose que l’on fasse une courte pause pour déjeuner avant de nous mettre au travail. Bien sûr, nous profiterons du repas pour planifier la façon dont se tiendra l’entrevue. Oh ! Et tant que j’y pense, n’évoquez pas cette histoire de balles. Je ne suis pas censée être au courant. »
Les Français, puis les Européens et enfin l’humanité toute entière n’en revenaient pas. Ce n’était donc pas un canular qui était passé au journal télévisé ces trois derniers jours mais bien la réalité. Après le choc provoqué par une telle révélation, le monde se divisa en plusieurs camps : ceux qui accueillaient la nouvelle comme étant une excellente nouvelle, ceux qui étaient persuadés que les abysséens allaient envahir les terres, ceux qui ne savaient pas trop quoi en penser et ceux qui ne réalisaient toujours pas. Bien sûr, de nombreux économistes voyaient là une incroyable opportunité d’exploiter les fonds marins. Certains se demandaient même s’il ne faudrait pas leur faire payer des taxes et des amendes pour leur utilisation, illégale ou non déclarée, des ressources énergétiques et de communication de l’humanité. Certains mouvements religieux contredisaient même les propos de la Présidente de la République Française, allant jusqu’à la qualifier de suppôt de Satan, l’Homme étant la seule créature intelligente créée par Dieu. Les scientifiques échangeaient leurs théories les plus farfelues les unes que les autres avant même que les scientifiques, déjà en relation avec les abysséens, n’aient eu le temps de réagir. Certains gouvernements lançaient des appels d’offres pour leur armée et recrutaient de nouveaux soldats, de crainte d’une éventuelle invasion.
De leur côté, les abysséens, bien que conscients de tous les scenarii possibles, retenaient leur nage. Ils savaient depuis longtemps que cette annonce aurait un jour lieu et tous s’y étaient plus ou moins bien préparés. Par chance leur Roi avait eu le temps de joindre en urgence la Présidente et de communiquer avec elle, à l’aide d’un interprète, la jeune femme ne connaissant pas encore la langue officielle, et donc de prévenir son peuple avant que la révélation n’ait lieu sur les terres. Les plus belliqueux et hostiles se préparaient déjà à une guerre entre les deux espèces, en plus des attaques régulières qu’ils menaient déjà contre les navires, et ce malgré les décrets royaux les interdisant pour limiter au maximum les marées noires et les incidents diplomatiques. Heureusement ils ne représentaient qu’une minorité de la population, mais les humains le comprendraient-ils, ou prendraient-ils les attaques pour des déclarations de guerre ? La plupart des abysséens sont des êtres doux et pacifiques, préférant régler leurs conflits par la discussion voire le duel quand la confrontation est inévitable, comment pourraient-ils survivre à une guerre, eux qui n’en ont jamais connu dans leur propre Histoire ?
Le Grand Palais était en ébullition quand Katia arriva. Elle avait reçu une convocation de son frère et ne pouvait pas y déroger. Les valets et les ministres s’agitaient de toute part, c’était la première fois, depuis l’abdication du précédent Roi, son père, qu’elle voyait autant de vie entre ces colonnades froides. À peine arriva-t-elle au premier croisement que le Chambellan, toujours aussi vif et vaillant pour son âge, lui intima de le suivre jusqu’à la salle du trône. Cela ne la rassura pas beaucoup, la salle du trône est rarement utilisée, et toujours pour de grandes occasions. Quelle pouvait être cette grande occasion pour qu’elle soit convoquée et invitée à se présenter à la salle du trône ? La situation devait sans doute être plus préoccupante qu’elle ne le pensait pour devoir s’y rendre. Elle n’eut pas besoin de passer la grande arche qui mène à la salle pour voir que son frère était au centre, en train de donner des instructions à des décorateurs.
« Votre Majesté, votre sœur… Commença le Chambellan.
— Ha ! Katia ! Enfin te voilà ! Entre, tu vas pouvoir me donner ton avis ! Le Roi semblait surexcité.
— Euh, mon avis sur quoi ? Demanda-t-elle, en faisant des gros yeux tout en balayant la pièce du regard.
— Mais sur la décoration, pardi ! Tiens, est-ce que tu crois que ce pot d’algues plaira à nos amis ? Et cette lanterne, est-elle suffisamment colorée pour le plaisir de leurs yeux ? Ha, oui, il faut aussi que l’on trouve des idées de repas, ils ne mangent pas comme nous je crois… Et puis…
— Po po po ! Pas si vite ! De quels amis tu parles ? Qu’est-ce qui se passe ? S’exclama-t-elle brusquement, devant l’avalanche de paroles de son frère.
— Mais enfin ? N’as-tu pas entendu les informations ? Ils savent ! Les humains savent ! Je veux que tout soit parfait pour les recevoir, tu me suis ? »
Katia resta bouche bée de stupéfaction. Elle savait que son frère pouvait être d’humeur "artistique" quand il s’y mettait, mais elle ne le pensait pas aussi en dehors de la réalité.
« Attends. Assieds-toi avec moi, tu veux bien ? Tu me donnes le tournis à t’agiter comme ça !
— Ho ! Bien sûr, on peut en discuter plus calmement si tu veux ! »
Il atteignit le trône en un coup de brasse rapide mais efficace et s’y assit. La jeune seiche soupira et alla le rejoindre sur la marche à ses pieds, comme l’exige le protocole.
« Écoute, Aldébaran, je comprends ton enthousiasme et ton état d’excitation, vraiment. Je sais que tu as toujours rêvé de cet instant mais…
— Mais quoi ? J’en fais encore trop, c’est ça ? Je suis trop dans la démonstration et pas assez dans la retenue ? Toi aussi tu penses comme Père ? Vous avez sans doute raison, mais… Il regardait ses mains, avec lesquelles il s’était mis à jouer, sans s’en rendre compte, comme à chaque fois qu’il doit affronter une contrariété.
— Oui, enfin, non, c’est pas ce que je voulais dire. Le problème c’est que… Ce sont des humains, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle, essayant de le ramener à la réalité.
— Oui, ce sont des humains. C’est pour ça que je me demande ce qu’ils peuvent manger.
— Stop. Juste, une question : comment tes amis pourraient-ils survivre ici ? À cinq mille kilomètres de profondeur ?
— Ha oui, c’est vrai qu’ils vont avoir besoin de respirer de l’air… Ils ne pourront pas manger alors ?
— Ils ne pourront pas tenir ne serait-ce qu’une seconde ! La pression est bien trop forte pour leur organisme. Ils mourraient étouffés avant même de descendre aussi bas !
— Ha bon ? C’est vrai ce que me dit ma sœur, Chambellan ?
— Et bien, c’est-à-dire que… Oui. Répondit-il, tout en lançant un regard mauvais en direction de Katia, qui eu du mal à réprimer un frisson d’angoisse.
— Ho… Je vois… Bon, et bien, tant pis pour les invitations, mais je veux tout de même changer la décoration de la salle du trône pour fêter ce Grand Jour ! Tu m’aides grande sœur ? »
Cela faisait longtemps que le Roi ne l’avait plus appelé ainsi. Elle était surprise, elle hésita puis accepta, ne serait-ce pour pouvoir garder un œil sur le Chambellan. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait comme un mauvais pressentiment.
Julie venait tout juste de fermer la porte de son appartement à clé quand son téléphone portable se mit à sonner.
« Merde ! »
Sur l’écran elle lisait le nom du Professeur Thompson, la chercheuse en linguistique qu’ils avaient consulté en cachette.
« Professeur ! Quelle surprise ! Répondit Julie, le plus innocemment possible.
— Madame Laplace, c’est moi qui suis surprise en voyant votre dernier reportage.
— Ho, et vous m’appeliez pour m’en parler ?
— Ne jouez pas trop longtemps à ce petit jeu avec moi, voulez-vous ? L’enregistrement que vous m’avez fait écouter, c’était une conversation entre deux abysséens, c’est bien ça ?
— Heu, oui, tout à fait. Mais j’allais vous en parler, croyez le bien !
— Et ces individus sont-ils au courant que vous avez enregistré leur conversation dans le but de la faire traduire ? Sa voix était de plus en plus agacée.
— Non, mais…
— Il n’y a pas de mais ! Je suis une chercheuse, vous vous imaginez que j’ai du temps et de l’argent à perdre pour jouer les interprètes ?
— Non, évidemment ! Julie se sentait de plus en plus minable et hésitait à raccrocher.
— Je veux bien fermer les yeux pour cette fois, mais à une condition !
— Très bien, laquelle ? Julie était surprise mais elle se sentit soulagée.
— Je veux être dans les premiers linguistes formés à cette langue !
— Je vous promets de faire mon possible pour que la Présidente accède à votre demande ! Julie croisait les doigts en faisant cette promesse.
— Bien. C’est entendu. J’attends donc votre appel. Quant à l’enregistrement, il va de soi que je le supprime de mon ordinateur, ainsi que de votre dictaphone, pour des raisons éthiques.
— Naturellement ! À bientôt donc… Professeur ? Allô ? »
Elle avait déjà raccroché. Julie était soulagée même si elle se doutait que la réponse de la Présidente serait négative. Puis elle réalisa qu’elle n’avait pas de copie de l’enregistrement.
« Tu as une copie de la discussion des abysséens ? Julie » Envoya-t-elle par texto.
« Oui. Tu en as besoin quand ? Paul »
« ASAP »