Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’annonce fracassante d’Abigaëlle Mortier et un nouveau sommet de l’ONU était en préparation. Ce sommet s’annonçait déjà difficile à organiser. Parmi les petites mains de l’organisation, certaines n’avaient pas pu s’empêcher de fanfaronner en disant qu’ils seraient les premiers humains à voir à quoi ressemble un abysséen. Bien sûr, ces petites mains sont tombées des nues lorsqu’elles ont été découvertes, et leur façon de nier les choses n’avaient fait qu’aggraver leur cas. Décidément, certains pays devraient aussi revoir à qui ils donnent une accréditation Secret Défense. Ou mieux rémunérer le petit personnel pour éviter qu’il ne soit tenté par une enveloppe un peu garnie. Par trois fois le lieu du sommet avait dû être changé, afin d’éviter des émeutes et autres manifestations pro ou anti-abysséens au pied du bâtiment.
Katia avait été contactée par courriel par la secrétaire générale de l’ONU, suite à son intervention au moment où l’Émissaire abysséen avait fait son apparition inattendue à la surface, qui l’invitait à se joindre au sommet afin de défendre leur cause, en sa qualité d’avocate inter-mers. Il lui avait notamment été demandé si le Roi accepterait de se joindre à eux. Mais que devait-elle répondre ? La demande était une réelle occasion pour les abysséens de défendre leur cause et de se faire connaître. Cependant, aucun abysséen ne serait capable de se déplacer sur les terres et d’y rester plus que les deux heures que la dernière génération de scaphandres autonomes leur offrait. Elle n’avait que vingt-quatre heures pour donner une réponse confirmant ou non sa présence, et elle pressentait qu’il serait malpoli, voire difficile, de proposer une visio-conférence, les microphones n’étant pas prévus pour interprêter les ondes acoustiques sous-marines.
Elle gravit des notes sur une feuille d’algues tressées, attrapa son sac à bandoullières, également fait en algues tressées, et sortit de son alcôve. Elle avait besoin de réfléchir et elle souhaitait également avoir l’avis de ses amis Denis, Samuel et Winston. Peut-être qu’elle pourrait aussi demander au Professeur Churchil si il a une meilleure idée à proposer. Mais avant de prendre la décision finale elle devait en informer le Palais et avoir l’accord de son frère, même si elle connaissait déjà la réponse qu’il donnerait. Elle nageait tout en étant plongée dans ses pensées, arpentant les avenues d’algues agrémentées de lampions, ne sachant pas dans quel ordre elle allait procéder. C’est ainsi qu’elle se retrouva, sans y penser, devant l’École, pourtant fermée ce jour-là.
Elle regardait le grand bâtiment taillé à même la roche, pensive, quand elle entraperçu un mouvement du coin de l’œil gauche. Elle tourna donc la tête dans cette direction et vit un de ses anciens acolytes s’éloigner en toute hâte. Son sang ne fit alors qu’un tour, et, avant même qu’elle n’ait le temps de comprendre ce qu’il faisait là, elle s’était déjà réfugiée derrière un gros rocher, vingt mètres plus loin, quelques secondes de plus et elle aurait été soufflée par l’explosion qui suivie. Elle s’agrippa du mieux qu’elle pu à son abri de fortune, nageant et luttant contre le puissant courant généré par la détonation, tout en cherchant à garder son équilibre. Dans la panique, elle avait libéré sa poche d’encre, lui masquant davantage la vue que si il n’y avait eu que de la poussière soulevée. Quand la force du courant s’affaiblit, elle s’accrocha du mieux qu’elle pu à son rocher, remerciant la mer que celui-ci pouvait la protéger des débris retombant grâce à une avancée rocheuse formant un toit, afin de se préparer au retour de l’eau, comme lorsqu’une immense vague se prépare en surface. Pendant la vague de retour de l’onde de choc, elle se demanda qui, dans son ancien groupe, pouvait avoir d’aussi bonnes connaissances en explosifs sous-marins pour avoir placé les charges et se sauver à temps. Et surtout qui pouvait avoir des revendications aussi belliqueuses. Une fois que le courant de retour s’affaiblit, elle se sauva sans demander son reste, elle ne souhaitait pas être accusée à tort d’être responsable de la destruction de l’École. Une chose était désormais sûre : il fallait que les abysséens soient représentés au prochain sommet de l’ONU, coûte que coûte, ou de nombreux autres attentats auront lieu, et pas seulement contre les structures abysséennes. Tout en nageant jusqu’au centre ville, elle espérait que personne n’était présent dans le bâtiment au moment de l’explosion.
Elle arriva de bonne heure devant le cyber-café de la capitale et, par chance, il n’y avait personne pour utiliser le plus ancien moniteur relié à internet. Elle n’aimait pas ce vieux coucou mais elle n’avait pas le choix. Elle entra dans le sas de séparation, ferma la porte derrière elle, enfila la combinaison prévue à cet effet, attendit que l’eau soit évacuée à l’aide de puissantes pompes, puis entra dans la pièce vide d’eau. Il s’agissait d’un système archaïque qui ne pouvait pas supporter de rester immergé et n’appréciait pas trop le sel, mais au moins il était fonctionnel, et tellement vieux que rares étaient les personnes, abysséennes comme humaines, encore capables de le pirater. Elle se connecta sur son serveur XMPP et regarda si ses amis étaient connectés. Seuls Samuel et Winston étaient affichés comme tels, aussi elle créa un groupe de conversation privé et les invita.
Katia : ping?
Winston : pong
Samuel : pong
Katia : je dois vous voir de toute urgence, vous êtes disponible quand?
Winston : je suis à mon cabinet, j’attends mon dernier patient
Winston : d’ici une heure je peux être à l’École
Samuel : ça me va
Katia : non, pas l’École, pas possible
Katia : chez moi, je vous expliquerai
Samuel : tout va bien Kat ?
Katia : oui oui, vous comprendrez plus tard, je dois filer voir mon frère
Winston : ho…
Katia : chez moi dans une heure et demie ça vous va ?
Winston : ok pour moi
Samuel : ça roule
Katia : si vous arrivez à joindre Denis et le Professeur Churchil, qu’ils viennent aussi
Winston : hum… tu mijotes quoi ? ça ne te ressemble pas ça…
Katia : pas le temps d’expliquer, à tout à l’heure
Elle mit fin à la conversation, se déconnecta, effaça toutes les traces auxquelles elle pouvait penser puis elle quitta le cyber-café aussi vite que possible. Elle avisa un dauphin-taxi et le stoppa, elle monta dans la nasse de transport et indiqua au pilote abysséen de la mener de toute urgence au Grand Palais. Bien qu’elle refuse catégoriquement, en tant normal, d’utiliser le sceau royal pour user d’un passe droit, elle mit son amour propre de côté et présenta son pendentif au conducteur. En reconnaissant l’insigne, il ne posa pas plus de question et fila à vive allure dans les allées de la ville.
En arrivant au Palais, Katia se sentie rassurée que les agents de police et les militaires qu’elle avait croisé ne l’aient pas arrêtée pour lui poser de questions. Personne n’avait dû la voir aux abords de l’École, se dit-elle, en soufflant de soulagement. Elle n’était pas impliquée dans l’attentat mais elle ne pouvait s’empêcher de se dire que son passé d’activiste pourrait jouer en sa défaveur si sa présence sur les lieux au moment de l’explosion se savait.
Elle passa en trombe devant le vieux Chambellan, qui ne put que maugréer dans ses barbillons d’avoir été ignoré de la sorte, lui qui tient un rôle si important dans la vie royale. À cette heure-ci, Aldébaran était sûrement dans son jardin, aussi elle fila directement dans la cheminée et elle remonta en flèche. Juste à temps pour voir deux de ses anciens acolytes prendre la fuite au moment où elle apparu.
« Aldébaran ! » Cria-t-elle d’effroi, ne le voyant pas.
Elle nagea comme une folle dans les algues pourtant savamment placées, dérangeant toute la décoration magnifiquement orchestrée par le Roi. Nulle trace de son frère, pas même une écaille, que lui avaient-ils fait, l’avaient-ils seulement trouvé ou ont-ils été dérangés par son arrivée inattendue ? Où était son cher petit frère, lui qui était si fragile et si innocent, comment pourrait-il comprendre ce qui lui arrive s’il s’était fait enlever ?
« Tu m’as appelé grande sœur ? Demanda le Roi, dans un baîllement, en sortant d’un bâtiment.
— Aldébaran ! Tu vas bien ? Tu étais où ? Et ils te voulaient quoi ? Tu vas bien ? Tu n’es pas blessé au moins ? »
Le Roi fit claquer son bec de surprise. Il était maintenant parfaitement réveillé et c’était la première fois qu’il voyait sa sœur dans un tel état de stress, d’angoisse et d’inquiétude depuis le jour de son couronnement. Il comprit rapidement que si sa sœur n’était pas arrivée à ce moment là, il aurait probablement été malmené, voire pire, par quelque malfrat. Ils avaient cette sorte d’instinct que peuvent avoir les fratries, qui permet de savoir ce que l’autre pense ou ressent juste en le regardant, bien qu’ils ne partageaient pas les mêmes origines.
« Votre Majesté ! Tout va bien ? J’ai entendu crier ! Le Chambellan venait juste de débarquer.
— Je vais bien, Chambellan. Faites appeler la garde, je vais avoir besoin d’une protection rapprochée. Il donna cet ordre tout en regardant sa sœur dans les yeux, qui approuva cette décision.
— C’est que, vous les avez tous envoyé voir ce qu’il s’est passé à l’École Secrète…
— Et ? J’ai besoin d’une garde rapprochée, rappelez ma garde ! Ils sont là pour ça, non ?
— B… Bien Votre Altesse ! Le Chambellan était surpris du changement de ton soudain de son Roi, mais il ne pouvait réprimer un sourire d’approbation devant cette autorité trouvée. »
Katia était elle aussi très surprise. Elle n’avait jamais vu son frère ainsi. Pour la première fois il semblait prêt à agir avec toute la maturité que tout un chacun attend de son Roi.
« Maintenant qu’il est parti, peut-être que tu peux m’expliquer ce qu’il se passe ? En commençant par le début ? Demanda-t-il à la jeune seiche.
— J’ai vu deux abysséens à l’air louche s’enfuir quand je suis arrivée ! J’ai cru qu’ils t’avaient fait du mal…
— Et pourquoi penses-tu qu’ils m’auraient fait du mal ?
— C’est, euh… C’est-à-dire que… Elle regarda le chemin bioluminescent tout en croisant les mains dans son dos. Je les ai reconnu, je sais qui c’était, et…
— Ha. Allons-nous asseoir et explique-moi tout. » Il l’a pris par l’épaule tout en l’invitant du geste à l’accompagner jusqu’au banc de marbre rose.
Winston, Samuel et le Professeur Churchil arrivèrent chez Katia à l’heure prévue. Ils étaient surpris de voir deux gardes royaux postés juste devant l’entrée de son alcôve mais préférèrent ne pas poser de questions. Ils savaient que leur amie faisait partie de la famille royale, bien qu’elle ne s’en soit jamais vantée, elle ne l’avait pas pour autant caché. Les gardes n’avaient pas l’air commode et l’un d’eux dû demander confirmation à la jeune seiche si elle attendait bien leur visite. Après qu’il soit revenu, il les laissa passer.
« Désolée pour tout ça… S’excusa Katia.
— Pas de quoi. Répondit Samuel, qui ne semblait pas plus surpris que ça.
— Tu sais quelque chose Sam ? Demanda Winston.
— Oui, il est au courant. Les gardes qui sont dehors font parti de son équipe. C’est normal qu’il ait été informé de ma… de la situation. Répondit-elle.
— Et quelle est la situation ? Interrogea le Professeur Churchil, tout en attrapant un siège en pierre lisse.
— Et si ces gardes sont de l’équipe de Samuel, pourquoi ne nous ont-ils pas laissé entrer en le voyant ? Continua Winston.
— Ho ça, c’est simple. Je leur en ai donné l’ordre. Répondit Samuel. Pour la sécurité de notre amie. Et puis, ça leur donne une bonne habitude. Même pour le Roi ils ont cette instruction !
— Bon, on a le pourquoi des gardes, Winston. Moi ce que j’aimerai savoir c’est ce qu’il se passe ! S’énerva le Professeur.
— L’École n’existe plus, on suppose que deux assassins ont voulu s’en prendre au Roi, et je vais me rendre au prochain sommet de l’ONU, organisé en urgence, pour défendre notre cause devant les nations humaines. »
Un silence de plomb s’installa quelques instants entre les différents protagonistes. Chacun mesurant l’ampleur d’une telle révélation qui donnerait le vertige à plus d’un.
« Ha… Et le sommet a lieu quand ? Continua le Professeur, un peu sonné.
— Dans quanrante-huit heures.
— C’est… Court ! Souffla Winston.
— Et tu auras le temps de te préparer d’ici là ? Demanda Samuel.
— Oui, mais pas sans vous. Ni sans Denis. D’ailleurs, où est-il ? Il n’est pas venu avec vous ?
— C’est qu’on n’a pas réussi à le joindre. On est passé à son alcôve et à son université, personne ne l’a vu depuis trois jours, et personne ne sait non plus si son absence est normale ou non. » Répondit Winston.
Les quatre abysséens se regardèrent mutuellement. Denis était quelqu’un de secret et discret mais il avait toujours été présent et d’excellent conseil quand ils avaient besoin de lui. Avec les événements récents, ils commençaient à se demander si il était impliqué d’une quelconque façon. Leur silence fut interrompu par l’irruption d’un des deux gardes :
« Un certain Professeur Denis Albacore dit qu’il est attendu, Mademoiselle.
— Ah ! Oui, effectivement, faites-le entrer ! » Répondit Katia.
Le garde sortit et fit entrer le jeune thon. Ces écailles étaient en parti hérissées, comme s’il souffrait d’une maladie. Il tenait contre lui un énorme dossier, comme si sa vie en dépendait.
« Tu t’es battu ou tu as un début d’hydropisie ? Demanda Winston, prêt à soigner son ami si besoin.
— C’est… compliqué. Vous n’allez pas me croire mais… »
Il hésita en marquant une pause. Il semblait chercher ses mots ainsi que son souffle avant de poursuivre :
« J’ai été enlevé et j’ai réussi à leur fausser compagnie. Quand j’ai vu le courriel de Katia, j’ai pris mes dossiers les plus importants, ceux qu’ils n’avaient pas pu trouver, et je suis parti sans prendre le temps de me reposer. Sinon, vous, ça va ? Vous en faites des têtes. J’ai raté quelque chose ? »
Ils lui expliquèrent rapidement la situation, sans donner trop de détails. Pendant les explications, Winston s’occupait de lui remettre les écailles en place et de lui retirer celles qui seraient tombées de toute façon. Katia lui offrit des petits poissons pour qu’il puisse se sustenter.
« Bon… Tout ne va pas bien, donc… Conclut Denis en nettoyant ses lunettes. Bref, on s’y met ?
— On s’y met à quoi ? Demanda Winston.
— Mais à préparer le discours pour défendre notre cause pardi !
— Il faudra faire vite alors, parce que je dois encore la préparer à ce qui l’attend quand elle ira à la surface ! Et nous ne sommes pas sûrs que la combinaison tienne. Répondit le Professeur.
— Pas le temps pour ça. Et puis, vous nous avez bien dit que nous avons des poumons, non ? Interrogea Katia.
— Très mauvaise idée Kat ! Intervint Samuel.
— Je suis d’accord avec Sam. Vous avez peut-être effectivement des poumons, vous trois, mais vous ne vous en êtes jamais servi. Qu’est-ce qui te garanti que tu pourras respirer sans problème à la surface ? Et ta peau est plus visqueuse que la mienne, tu te dessécherais vite ! Observa Winston.
— Et alors on fait quoi ? On reste là à se tourner les pouces pendant que les humains décident si oui ou non ils vont continuer de nous polluer ? Ou qu’ils décident de tous nous décimer ? Tu as bien lu les journaux humains comme moi, non ? Et que dire de nos extrémistes locaux qui sont prêts à tout faire sauter ?
— Tes amis anarchistes, tu veux dire ? Souligna Denis.
— Les anarchistes n’ont pas tous vocation à emprunter la voie du terrorisme. Cingla Katia. Et ce ne sont pas mes « amis »… De plus, ça remonte à de nombreuses années et je n’ai rien à me reprocher.
— Aheum. Est-ce que l’on peut revenir au sujet, jeunes gens ? Interrompit le Professeur Churchil. Je crois que nous avons malgré tout beaucoup de travail et peu de temps…
— Un bateau, ça ferait l’affaire ? Demanda soudainement Samuel.
— Pour quoi faire ? Poursuivit Denis.
— Oui, bonne idée ! Comme ça il n’y aura plus qu’à faire sauter le sommet, et nous avec ! Lança Katia, sarcastique.
— C’est pas bête en vrai… Continua Winston. Mais ce ne serait pas plus judicieux dans un port ami ? Et voir comment ça pourrait se faire, ainsi, les humains pourraient être évacués facilement en cas de problème, et toi tu n’auras qu’à plonger pour te sauver. Bien sûr, tu resterais dans l’eau, pour le cas où tes poumons ne soient pas fonctionnels.
— Un port militaire, alors ? Enchaîna Samuel. Comme ça, ça limitera le champs d’actions de potentiels terroriste.
— Hum, ce serait une première… Je n’ai pas encore entendu dire que l’ONU ait déjà tenu des sommets dans un camp militaire… Mais ce n’est pas totalement dénué de sens. Conclut Denis.
— Donc, on est d’accord ? Katia, pouvez-vous envoyer un courriel à la secrétaire générale de l’ONU pour lui suggérer notre proposition ? »
La jeune seiche acquiesça la demande de son Professeur et s’attela à l’envoi du message. Pendant ce temps, chacun prit place autour de la table en pierre afin de débattre sur ce qui serait le plus important à défendre. Le sommet ayant lieu dans moins de quanrante-huit heures, au mieux, et le temps que Katia puisse se rendre sur place réduisant d’autant leur temps de réflexion, ils n’avaient pas d’autre temps à perdre.
Lorsque la secrétaire générale de l’ONU reçue le courriel de Katia, elle hésita à répondre favorablement dans un premier temps. Puis elle se ravisa et décrocha son téléphone afin de discuter de vive voix avec Abigaëlle Mortier, la Présidente de la République Française qui prétendait être une amie des abysséens, lors de sa déclaration fracassante de leur existence, afin d’avoir son opinion au sujet de la demande.
« Je vois. Donc vous pensez que c’est une bonne idée de faire le sommet sur une base militaire… Je suis un peu dubitative, j’ai peur que ça ne puisse être pris comme une déclaration de guerre, par l’une ou l’autre espèce…
— Je partage vos craintes, Madame la Secrétaire, mais croyez bien que si j’avais une meilleure solution, à l’heure actuelle, pour assurer la sécurité de tous les intervenants, je la proposerai séance tenante.
— Si vous me dites que votre ami a été blessé lors de sa venue non annoncée, je comprends vos craintes pour la représentante de la famille royale…
— La famille royale ? Je pensais qu’il s’agissait juste d’une de leurs meilleures juristes ! Holàlà, que faudra-t-il prévoir ? Des fleurs ? Non, ça ne supportera jamais le sel…
— Haha ! Vous êtes amusante, Madame la Présidente. J’avoue y avoir songé également, mais je ne suis même pas censée être au courant de son rang. Aussi, je vous demanderai de bien vouloir garder cette information secrète pour l’instant.
— Il va sans dire ! Mais cela ne résout pas la question de la base militaire… Je suppose que si je vous proposais l’une des bases de l’État Français, les anti-abysséens pourraient mal le prendre… Est-ce que vous voulez bien me laisser quelques instants de réflexion ?
— Est-ce que vingt minutes vous suffiraient ?
— Oui, tout à fait !
— Hé bien c’est entendu. Rappelez-moi d’ici vingt minutes pour que nous puissions décider du meilleur lieu. »
Les deux femmes raccrochèrent en même temps. La secrétaire profita de ces quelques minutes de répit, avant de donner sa réponse définitive, pour parcourir ses flux RSS. Deux nouveaux partis politiques opposés venaient de se créer en Italie, l’un pro-abysséen, l’autre anti. En Inde, un appel aux armes pour protéger le bétail des abysséens mangeurs de viande. Le Pape appelant ses fidèles à se confesser et à pardonner, craignant la venue de la fin des temps, imité par de nombreux grands rabins et imams. Le Dalaï Lama prônant la paix avec cette nouvelle espèce. La communauté scientifique s’entre-déchirant sur la théorie de l’évolution des abysséens, et ce malgré l’absence de données d’un côté et l’abondance de preuves de l’autre. Au Texas, un appel aux armes pour éliminer l’envahisseur venu des profondeurs. Les nouvelles étaient vraiment sinistres, rien n’augurait de bon pour la tenue du nouveau sommet. Et avec les dernières tentatives d’attentat déjouées, aussi bien du côté des humains que du côté des abysséens, il était à parier que d’autres pourraient encore se tramer. Oui, finalement, peut-être que les abysséens avaient eu une bonne idée. Et puis, dans une base militaire humaine, les abysséens seraient exposés et livrés à l’ONU si il s’avérait qu’il s’agit effectivement d’une invasion. Elle secoua la tête, chassant cette idée de la tête. Décidément, les différents scenarii proposés par les experts auto-proclamés commençaient à faire son petit effet sur elle. Au bout des vingt minutes accordées, le téléphone sonna, le nom de la Présidente française s’afficha sur l’écran du terminal.
« S’il vous plaît, dites-moi que vous avez une bonne nouvelle à m’annoncer. Lança la secrétaire en décrochant le combiné.
— Je crois bien que oui ! Les sénégalais sont d’accord pour nous héberger et assurer notre sécurité respective, au port de la marine de Dakar. Annonça Abigaëlle.
— Et ?
— Et c’est tout. Vous vous attendiez à quoi d’autre ? Demanda-t-elle.
— Ho, vous savez, vue les dernières nouvelles, je m’attends au pire… Mais n’est-ce pas un port militaire français ?
— À l’origine, oui, mais cela fait maintenant une dizaine d’années que nous l’avons laissé au peuple sénégalais, après la fin de nos opérations sur place et les derniers accords de paix établis dans la région.
— Ils sont donc totalement indépendants de la France ?
— Oui.
— Bien ! Enfin une bonne nouvelle ! Bon, par contre, je crains que les écologistes râlent sur la taxe carbone que nous allons laisser à la planète, mais ils sauront nous pardonner ce petit écart, n’est-ce pas ?
— Puissiez-vous avoir raison… Et puissent les abysséens nous le pardonner aussi… Soupira-t-elle.
— Qu’est-ce que la pollution de l’air à avoir avec la vie marine ? Demanda la secrétaire, naïvement.
— Avez-vous entendu parler de l’acidification des Mers et des Océans, due aux émissions de dioxyde de carbone ?
— Oui, mais je ne pensais pas que cela pouvait avoir un tel impact… Vous croyez que les abysséens sont touchés par notre pollution ? Même à de telles profondeurs ?
— Je le crains. Et, d’après ce que m’a expliqué mon ami abysséen, c’est là leur principale revendication. Sans ça, ils ne se seraient peut-être jamais montrés, ou du moins, pas aussi tôt.
— Je vois… Il est donc vraiment capital de tenir ce sommet ?
— J’en suis persuadée.
— Très bien. Je vous remercie pour votre aide précieuse. Je m’occupe de prévenir tout ce petit monde. Puisse le reste de l’humanité comprendre notre décision… Ho, Madame la Présidente ?
— Oui ?
— Est-ce que je peux me permettre une toute petite question un peu intrusive ? Demanda la secrétaire, un peu sur le ton de la confidence.
— Posez toujours, mais ne vous offusquez pas si je refuse d’y répondre.
— Comment avez-vous connu l’émissaire abysséen ?
— Oh, ça ? Haha ! Vous êtes la première à me le demander. Sami et moi avons découverts que nous étions dans la même guilde lorsque nous avions encore le temps de jouer à des MMORPG ! »
Le Grand Palais abysséen était calme cette nuit-là, ce qui, pour une fois, rendait Katia particulièrement nerveuse. Bien que le sommet de l’ONU, que ce soit sa date ou sa localisation, soit gardé secret, les dernières quarante-huit heures avaient été éprouvantes pour les nerfs. Elle était épuisée et elle espérait que les menaces d’attentat et d’assassinat se calmeraient bientôt. Elle avait passé les dernières heures à roder son discours, espérant que le message passerait bien et qu’elle soit suffisamment pédagogue tout en étant diplomate, malgré le fait que ce n’était pas sa spécialité. Elle arriva au croisement principal et s’apprêta à remonter le long de la cheminée quand une voix familière l’interrompit :
« Wow ! Tu t’es vraiment mise en valeur pour nous présenter, Kat !
— Winston ! Tu es déjà là ? Je vois que je ne suis pas la seule à avoir fait un effort vestimentaire.
— Héhé ! Et encore, tu n’as pas encore vu notre garde du corps officiel !
— Notre garde du corps ? Qui est-ce ? On en a vraiment besoin ?
— Il s’agit de Sam, tête de limon. Et vu les menaces que ton frère a reçu, ainsi que ceux que les membres de l’ONU ont régulièrement, on pense que ce ne sera pas de trop.
— Oui mais… Il pourra nous protéger tous les deux le cas échéant ?
— Avec mon équipe, oui… C’est pour ça qu’il a précisé « officiel ». Mes subordonnés seront en retrait, cachés dans l’eau, prêts à intervenir en fonction de certains signaux. Intervint Samuel, en tenue de cérémonie militaire.
— Maintenant que ce point de détail est réglé, pouvons-nous y aller, jeunes gens ? Demanda le Professeur Churchil, dans leur dos. »
Ils se saluèrent respectivement puis ils suivirent le marsouin jusqu’au quai d’embarquement royal. Une fois sur le quai, ils furent tous les trois équipés de scaphandres avec micro-phones et haut-parleurs intégrés afin de pouvoir communiquer en surface, comme ceux que Winston et Samuel avaient dû utiliser.
« Bizarre… Commença Winston. Pourquoi est-ce que l’on doit s’équiper avant de monter dans la navette de transport ? La dernière fois nous nous étions juste équipés avant d’arriver à la surface…
— C’est à cause du vaisseau que l’on va utiliser. Répondit Samuel, tout en s’équipant.
— Il a quoi de particulier ce vaisseau ?
— Je savais que tu allais le demander, sourit le Lieutenant. Mais la réponse ne va pas te plaire, ni à Katia…
— Ne me dis pas que le sonar est plus puissant… Winston se mit à blêmir d’appréhension.
— Je ne te le dis pas mais… Si. Et sa vitesse de croisière est aussi plus rapide pour nous permettre de nous échapper plus facilement. De ce fait, nous arriverons aussi plus rapidement sur place. Ho, ne vous inquiétez pas, sa structure est étudiée pour vous permettre de passer les paliers de décompression dans un laps de temps approprié. Mais en contrepartie, je ne pourrais pas voyager avec vous.
— Comment ça ? Tu ne nous accompagne pas ? S’inquiéta Katia.
— Si, bien sûr. Mais je serais avec mes poissons, pour que nous puissions faire une reconnaissance à notre arrivée et nous assurer que vous puissiez sortir une fois vos corps habitués à la pression en surface.
— Heu… Ça ne risquerait pas d’être mal perçu par nos hôtes ? Demanda Winston.
— Probablement, mais j’ai étudié comment font les autres membres de l’ONU, et c’est déjà arrivé à de nombreuses reprises. De plus… Nous avons obtenu leur accord de procéder ainsi. »
Winston était bluffé. Il n’aurait jamais pensé à tout ça s’il avait été dans la situation de Samuel. Il était capable d’anticiper de nombreux scenarii de maladies possibles, mais jamais il n’aurait songé qu’il soit aussi possible de le faire sur le plan militaire. Soit ce gros balourd est plus malin qu’il n’en a l’air, soit il a été briefé par un excellent stratège, se dit-il. Mais quel genre de stratège ? Les abysséens ne connaissaient plus la guerre depuis des siècles. Ils réglaient maintenant leurs conflits par la discussion ou le défi. Il n’eut pas le temps d’en demander plus à son ami. Un énorme vaisseau s’arrima au quai sans faire de bruit ni de déplacement d’eau.
Le vaisseau devait bien faire dans les vingt mètres de hauteur pour une centaine de mètres de long. C’était un bijou de fusion entre la biotechnologie abysséenne et la mécanique humaine. Il était difficile de savoir où commençait la mécanique et où finissait la vie. Les faisceaux de bioluminescence semblaient capable de mobilité, dans le but de se mouvoir de façon plus discrète mais également de pouvoir envoyer des signaux en fonction de la couleur et de la forme adoptée. Des anémones étaient réparties le long de la coque afin de pouvoir alerter en cas de déplacement d’eau anormal. La coque était faite en grande partie de corail, de pierre ponce récupérée ainsi que de restes de carcasses de baleine et de bateaux. Les turbines étaient à la fois mécaniques et organiques, c’était la première fois qu’ils voyaient une telle maîtrise et une telle prouesse. Ce système permettait ainsi une propulsion non polluante et avec un faible coût énergétique pour les organismes qui constituaient l’ensemble du bâtiment, grâce à la construction élastique réalisée par des micro-organismes pour reproduire les siphons des mollusques.