Urgence abyssale

Chapitre VI

Crise d’identité

La cour intérieure de l’École était particulièrement calme ce matin là. Winston et Samuel nageaient derrière Denis et Katia. Les autres élèves discutaient parmi eux et ne semblaient même pas remarquer leur présence. Ils avaient l’étrange impression d’être devenus des fantômes en une seule nuit. Il faut dire aussi que leurs têtes fatiguées faisaient peur à voir, ils avaient tous les quatre les traits tirés et le teint particulièrement pâle.

Pendant que Winston et Samuel étaient partis soigner et ramener l’Émissaire, Denis et Katia s’étaient entretenus une bonne partie de la nuit avec des représentants des différentes nations terrestres. Eux aussi ont découvert que les dignitaires n’étaient pas aussi informés qu’ils n’auraient dû l’être. Aucun d’eux ne parlait la langue commune et ils devaient souvent attendre que les interprètes aient fini les différentes phases de traduction. Le sommet de l’ONU avait été particulièrement perturbé par l’arrivée inattendue de l’Émissaire et il avait fallu attendre le retour de la Présidente de la République Française pour que les deux amis puissent se dévoiler devant tous les représentants présents. Ils n’avaient jamais été aussi stressés que ce jour-là, et Denis n’avait jamais eu autant de difficultés à partager son savoir et ses connaissances.

Ils arrivèrent péniblement devant l’arche du gymnase et passèrent, sans même les remarquer, devant les gardes royaux. Samuel s’arrêta sans prévenir et se mit au garde à vous.

« Sam ? Qu’est-ce qui… Ho ho… Fut tout ce que Winston pu dire, se figeant en regardant dans la même direction que le requin. »

Denis et Katia, qui s’étaient tournés vers eux au moment où le dauphin s’était mis à parler, regardèrent à leur tour dans la même direction et se figèrent également. La famille royale était au centre du gymnase dont les gradins se remplissaient au fur et à mesure. Perdus dans leurs pensées, ils avaient machinalement suivi les autres élèves sans s’en rendre compte. Un écran géant circulaire avait été mis en place juste au dessus d’eux et diffusait les images du reportage, lorsque l’Émissaire avait été vu dans le jardin de l’Élysée. Un bandeau d’informations défilait au bas de l’écran, écrit en français et traduit en abysséen : « Le monstre des Profondeurs envahit l’Élysée ! ». L’ambiance était extrêmement lourde et pesante dans la salle. Du coin de l’œil, Denis vit le Professeur Churchil qui leur faisait signe de venir, ils arrachèrent Samuel à son salut militaire et allèrent vers lui.

« Que se passe-t-il Professeur ? Demanda Katia, pétrifiée d’angoisse.

— Je n’en suis pas très sûr, mais je dirais qu’il se passe quelque chose de grave. Nous avons tous été convoqués au réveil et personne ne sait pourquoi… Sauf peut-être les représentants de la famille royale ? Demanda-t-il en regardant la jeune seiche droit dans les yeux.

— Je vais vous décevoir, je ne suis pas une représentante de la famille royale, je ne suis qu’une bâtarde…

— Ho ! Je ne savais pas, toutes mes excuses… »

Elle se contenta d’hausser les épaules et alla se poser sur un banc de pierre blanche couverte d’une épaisse mousse bioluminescente. Les trois mâles cherchaient tant bien que mal à la rassurer et la réconforter, bien qu’ils étaient eux aussi dans le flou et l’inconnu.

Une fois les derniers élèves et enseignants installés dans les gradins, le Chambellan, un vieil abysséen plus proche du poisson-chat que de l’humanoïde, fit monter une énorme bulle à l’entrée de sa bouche et la fit éclater, ce qui provoqua un claquement et une vibration suffisamment forts pour être perçus jusqu’aux arches d’entrée de l’école.

« Abysséens ! Abysséennes ! Le Roi a une importante nouvelle à vous communiquer ! Veuillez vous lever ! »

Tout le gymnase s’exécuta. Il était suffisamment rare que le Roi en personne se déplace pour faire un communiqué, aussi importante que soit la nouvelle, aussi une immense vague de révérence s’élança et fit le tour de la grande salle, faisant fuir les derniers poissons et les dernières méduses qui étaient restés après l’annonce du Chambellan.

« Vous pouvez vous rasseoir… Commença le Roi tout en se levant. Je vais d’abord vous expliquer pourquoi nous vous montrons ce reportage humain, datant de cette nuit, je précise qu’il s’agit d’un véritable abyssséen sur ces images, puis comment nous avons dû gérer cette crise, et enfin ce que nous attendons de chacun d’entre vous… »

Il passa une bonne heure à relater les différents éléments dont il avait connaissance et la façon dont une petite équipe de quatre jeunes non diplomates ont pu, en un temps record, rétablir tant bien que mal le contact et chercher à ne pas s’attirer les foudres des humains, sans les nommer. Pendant toute la durée de son discours, les différents élèves s’interrogeaient du regard pour savoir de qui il pouvait bien s’agir. Denis, Katia, Samuel et Winston firent de même, sur la suggestion de leur professeur. Ils ne cherchaient ni à s’attirer l’attention ni la popularité ou l’impopularité de leurs actions. Ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres et improvisé. Le Roi eu l’intelligence de ne pas mentionner les trois blessures et les deux balles retrouvées dans la combinaison de l’Émissaire. Cette information, à un stade de prise de contact aussi précoce et mal préparé, pourrait s’avérer dramatique pour la suite.

« Pour finir j’ajouterai ceci : il est inadmissible que quiconque parmi les élèves de cette École, anciens, actuels ou futurs, prenne ce genre d’initiative ! Il en va de notre sécurité à tous ! Je sais que nous voulons que les humains cessent leur expansion polluante, étant donné que nous sommes les premiers à en souffrir, mais ce n’est pas en s’y prenant de cette façon que ça peut bien se passer ! Nous avons établi des protocoles extrêmement précis avec nos alliés humains, ce n’est pas pour tout foutre à l’eau pour une simple question d’orgueil ! Je sais que ça peut paraître long, très long, trop long, mais je vous rappelle qu’il n’a fallu que quelques dizaines d’années aux humains pour autant menacer l’écosystème marin. Voire deux siècles, comme le reste du climat mondial. Or ça fait des milliers d’années que nous leur cachons notre existence ! On doit donc faire les choses dans les règles. Je ne veux plus jamais voir d’initiative personnelle de ce genre sans en avoir eu un accord préalable auprès de la famille royale et de ses conseillers ! Maintenant, si vous avez des questions, c’est le moment de les poser. »

Le Roi se rassit et patienta. Les autres membres de la famille royale le félicitèrent tout en lui reprochant ses écarts de langage. Les élèves échangeaient leurs premières impressions entre eux, provoquant une forme de brouhaha aquatique.

« Oui, vous ? Quelle est votre question ? Demanda le roi à un poulpe à anneaux bleus.

— Mon épouse vient de perdre un de ses poissons-globes reproducteur à cause d’un sachet en plastique et une de ses pieuvres domestiques à cause de débris de ciment rejetés par les bateaux. Combien de temps devrons-nous encore attendre avant que l’un de nos enfants y passe aussi ?

— Ouais, il a raison ! Cria un jeune requin marteau à côté de lui.

— Je comprends votre inquiétude mais je peux vous assurer que nous faisons tout notre possible pour leur faire prendre conscience des conséquences de leur égocentrisme. Comme je vous l’ai dit, de grands progrès ont été réalisés cette nuit après nous être directement adressés au sommet de l’ONU. Répondit le Roi. Oui, vous ? Demanda-t-il à une femelle baudroie.

— D’après les scientifiques humains et abysséens, les plastiques rejetés dans l’eau ne font pas qu’étouffer nos plantes et nos animaux, ils se désagrègent également en micro-particules de plastique. Combien de temps ces micro-particules mettront-elles à nous tuer ? »

Une immense vague de protestation et d’angoisse emplit les gradins. Chacun appuyant à qui mieux-mieux les propos de la baudroie. Qui avait un parent atteint d’un cancer des ouïes ou de vessie natatoire à cause des micro-particules, qui avait constaté des difficultés respiratoires qu’il n’avait jamais connu auparavant, etc.

« Je suis au courant pour les micro-particules, et c’est pour cette raison que nous cherchons à mettre au point de nouvelles bactéries et de nouvelles mousses filtrantes…

— L’État joue aux apprentis humains ! À bas l’État ! » Cria une voix dans le fond de la salle.

Cette intervention provoqua instantanément un chaos sans précédent dans l’histoire de l’école. En un instant, la garde royale fondit autour du Roi et des autres membres de la famille royale et procéda à l’évacuation. Samuel partit en trombe pour rejoindre l’équipe d’évacuation pour aider les élèves apeurés à partir en toute sécurité. Pendant ce temps les premiers coups furent échangés entre les pro-humains et les pro-abysséens, chacun s’accusant du pire des maux et d’être à l’origine du chaos provoqué sur Terre.

Denis, Katia, Winston et le Professeur Churchil purent atteindre le réfectoire sans trop de difficulté, grâce à l’intervention de Samuel.

« Ça va jeune abysséen ? Demanda le Professeur à Winston.

— Ouais, ça va… Je suis juste encore secoué…

— Moins que l’autre si ça peut te rassurer. Lui sourit Katia.

— Samuel a vraiment eu un réflexe de fou furieux ! S’il avait tardé ne serait-ce qu’une seconde… Commença Denis, surexcité.

— Je serais mort, je sais… Finit Winston, en massant son crâne endolori par le coup de corail.

— Vous savez pourquoi cet abysséen a fait ça ? Interrogea le Professeur, tout en lui tendant une éponge.

— J’en sais rien moi… J’imagine qu’il a voulu se faire un humain et qu’il n’avait qu’un bâtard d’hybride sous la main… Lâcha-t-il, amer.

— Hé ! Faut se tirer d’ici en vitesse ! Déboula Samuel.

— Tu es couvert de sang ! S’écria Katia.

— Hein ? Pas le mien, on s’en fout, on se casse fissa, l’armée arrive pour calmer et embarquer tout le monde !

— Comment tu sais… » Commença Denis, qui n’eut pour réponse anticipé que le geste de la main de Samuel en direction de son ouïe gauche. Il portait une ouïllère.

Ils n’insistèrent pas davantage et prirent leurs nageoires à leur cou en suivant Samuel. Ils étaient assez dépassés par la situation pour ne pas en plus vouloir avoir à affronter l’armée abysséenne. Ces poissons là étaient du genre à cogner d’abord et s’expliquer après.

« Vous me dites que des personnes parlent vraiment cette langue ? » Demanda la femme aux cheveux gris courts et aux petites lunettes rondes rouges.

Julie et Paul avaient réussi à convaincre la linguiste mondialement connue d’écouter leur enregistrement.

« Oui, vraiment. Répondit Julie. Savez-vous s’il vous serait possible de traduire ce qu’ils se sont dits ? »

Elle relança l’enregistrement et se concentra. C’était une langue qu’elle n’avait jamais entendu mais elle lui semblait étrangement familière. Un peu comme si elle en avait lu des textes mais sans en connaître la prononciation exacte.

« Je ne peux rien vous dire pour l’instant. Il me faudra un peu de temps avant de déterminer s’il s’agit d’une langue vivante ou morte, ou même s’il s’agit d’une langue construite…

— Une langue construite ? Demanda Paul.

— Oui, une nouvelle langue, en cours de création ou non, construite de toute pièce par une poignée d’individus. Un peu comme l’Espéranto mais ça n’en est pas. »

Ils écoutèrent la discussion qui s’échappait des enceintes de l’ordinateur de la chercheuse. Elle était particulièrement concentrée, passant du sourire à l’expression dubitative. Julie et Paul s’assirent et patientèrent afin de savoir si la Professeure allait pouvoir les aider.

« Ne faites pas attention au désordre, ça fait longtemps que je n’ai pas eu de visiteurs ! »

La demeure du Professeur Churchil était une simple alcôve dans la paroi rocheuse d’un volcan sous-marin, éteint depuis longtemps. L’aménagement pour la vie quotidienne était plutôt rustique : un simple placard creusé à même la roche pour stocker la nourriture, une petite table avec deux tabourets en pierre calcaire et une fine couche de mousse bioluminescente, un bloc de béton en guise de lit, sans doute récupéré sur le marché des trophées humains avant sa fermeture par décret royal, avec une couverture d’algues tressées. La partie bureau était la mieux fournie avec un grand bureau fait de la même roche que l’alcôve et un fauteuil confortable avec une mousse épaisse bioluminescente. Une sorte de lampion descendait juste au-dessus du bureau et, à travers le cristal transparent spécialement creusé, une douce luminosité jaune-orangée éclairait la salle. Derrière le fauteuil se trouvaient différents documents gravés à même des feuillets d’algues, disposés soit sur les différentes bibliothèques, soit à même le sol.

« Je vous en prie, mettez-vous à votre aise ! Indiqua-t-il à ses hôtes tout en sortant ses couverts du matin de la table.

— Merci Professeur, c’est… très mignon chez vous !

— Balivernes, jeune seiche ! Je sais bien que c’est purement par politesse mais nous devons parler sans perdre un instant sur les derniers événements. J’ai cru comprendre que vous étiez impliqués tous les quatre, puisque le médecin royal m’a fait mander en pleine nuit pour une question de détail. »

Il regarda tour à tour Denis, l’éminent professeur d’Histoire qui, malgré un avenir brillant, s’était retrouvé recruté de force dans l’École spéciale en tant qu’étudiant, Katia, la jeune juriste rêvant d’anarchie et de paix entre les humains et les abysséens, Samuel, la tête brûlée capable de penser à protéger les autres avant de s’assurer de sa propre protection, et Winston, le premier hybride abysséen connu de par ses caractéristiques humaines évidentes, et aussi l’un des plus brillants médecins du royaume. Ils avaient tous été recrutés par sa faute et jamais il n’aurait imaginé qu’ils puissent se retrouver autant impliqués dans des affaires politiques inter-espèces. Lui-même n’était ni un diplomate, ni un politologue. Seulement un professeur de zoologie qui avait eu la chance, ou le malheur, d’étudier les hybrides entre humains et abysséens.

« Je suis terriblement désolé et j’espère que vous saurez un jour me pardonner… Ajouta-t-il en regardant le sol.

— Vous pardonner de nous avoir sauvé les écailles ? S’étonna Denis.

— Laisse-le finir, Denis. Souffla Samuel.

— Merci. Mais c’est de ma faute si vous êtes autant impliqués… Je rêvais depuis longtemps de pouvoir étudier des hybrides dans leur élément naturel. Aussi, quand j’ai vu passer vos dossiers de pré-sélection, j’ai très lourdement insisté pour vous recruter…

— Je trouvais curieux aussi d’avoir été accepté de force dans cette école. Je ne suis pas diplomate et j’apprécie encore moins les humains que la moyenne des abysséens. Répondit Winston. Continuez…

— Non, c’est vrai, aucun de vous, aussi brillant soit-il, ou soit-elle, dans son domaine, n’a les compétences de base minimale pour la diplomatie, encore moins la diplomatie inter-espèce. Ma plus grosse erreur a été guidée par mon orgueil et ma curiosité malsaine à comprendre et voir au moins un spécimen vivant évoluer dans sa vie quotidienne.

— Et là, ça se situe où sur ton échelle éthique ? Chuchota Samuel à Winston, qui se contenta de lui lancer un regard désapprobateur. »

Katia se laissa tomber sur l’un des tabourets, provoquant un mouvement au niveau de la mousse et faisant scintiller la bioluminescence.

« Alors c’est tout ce que nous sommes à vos yeux, des cobayes ? Demanda-t-elle au Professeur Churchil, des trémolos dans la voix et les joues rouges de colère, tout en le regardant dans les yeux.

— Au début, oui, j’avoue… Et puis, j’ai appris à vous connaître et à voir vos qualités individuelles. Vous êtes aussi différents que peuvent l’être deux abysséens.

— Ou deux humains ? Interrogea Denis, furieux.

— Oui, ou deux humains, cela va sans dire… Écoutez, je sais que par ma faute et mon égoïsme, vous avez terriblement souffert ces dernières heures. Je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous puissiez reprendre vos vies normales et…

— Non ! Vous en avez assez fait. On va se débrouiller sans vous désormais. Lâcha Denis, hors de lui.

— Heu, Denis ? S’inquiéta Winston.

— Écoute Winston, toi tu as peut-être l’habitude de toujours faire profil bas, surtout que ça se voit que tu n’es pas un abysséen normal, mais moi j’avais une vie normale, avec des sujets d’études passionnants et des étudiants impliqués, pas comme vous tous ! Vous pouvez compter sur moi pour en informer le Rectorat, Professeur Churchil. Ce qui vous avez fait est abject, immonde et en dehors de toute déontologie dont un chercheur digne de ce nom devrait faire preuve !

— Denis ! S’écria Katia.

— Laissez Katia. Il a raison. J’ai fait fausse route sur toute la ligne… Je ne mérite que votre mépris et il a parfaitement le droit d’être en colère. À dire vrai, je ne suis même pas sûr que de chercher à vous apporter mon aide soit une bonne idée quand on voit les dégâts que j’ai causé. Surtout après vous avoir mentit aussi longtemps.

— Ça, c’est rien de le dire ! J’aurais dû me méfier le jour où j’ai appris mon intégration dans l’école en tant qu’élève. Quant à savoir que c’est parce que je suis un bâtard mi-humain, ça me dégoûte encore plus que lorsque j’ai appris ma nature hybride ! Vociféra Denis. J’en ai assez, je me casse. Adieu et bonne chance. »

Denis fit demi-tour, passa le rideau d’algues de l’entrée de l’alcôve, et fila à toute vitesse.

« Il va revenir… Soupira Winston.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Katia pleurait. Samuel, qui essayait de la réconforter, cherchait de l’aide du regard chez Winston.

— Je le sais parce que je suis passé par là, moi aussi. Et vous êtes dans le même état que lui. Même si j’admets que votre annonce, Professeur, a eu l’effet d’une bombe, même pour moi qui ait l’habitude d’encaisser des trucs durs. Vous faites tous les trois ce que l’on appelle une crise d’identité. Tout le monde en fait, mais peu sont des hybrides d’humains et d’abysséens. Ça va être difficile, ça va être long, mais vous allez vous en sortir.

— Mais… Katia était déjà au courant, non ? Demanda Samuel.

— Je ne l’ai appris qu’au moment de venir vous chercher… Dit-elle entre deux reniflements. Mon demi-frère, le Roi, m’avait demandé de vous le dire et en avait profité pour me dire que je suis aussi hybride. Que c’est pour ça que j’ai été exclue de la succession au trône… Tout ça par courrier, bien sûr ! »

Katia éclata en sanglots. Samuel et Winston l’entourèrent de leur bras et essayaient de la rassurer. Le Professeur entreprit de préparer une collation d’algues fraîches, d’anémones et de mollusques pour leur montrer son soutien. Il s’en voulait terriblement.

Pour la première fois de sa vie, elle réalisa pourquoi elle n’avait pas été formée comme son jeune frère, l’actuel Roi. Ce n’était pas parce qu’elle était une femelle, ça n’aurait pas été une première dans le royaume, ni parce qu’elle avait un esprit rebelle envers l’autorité, ce trait de caractère s’étant déclaré plus tard. Si son frère avait d’abord envié sa sœeur aînée de pouvoir suivre les études qu’elle voulait, sans se plier aux obligations familiales qu’incombait leur rang, il avait vite cessé de lui faire des crises de jalousie. Elle se rendit compte alors qu’il était au courant depuis son plus jeune âge. Savoir que l’on ne subit pas le même traitement que d’autres est une chose, découvrir la raison intrinsèque en est une autre. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie autant trahie par son frère adoré.

Samuel se sentait également un peu perdu. Il n’arrivait toujours pas à accepter qu’il puisse être un hybride, lui dont les deux parents disparus étaient des abysséens pure souche. Il savait que ses parents avaient eu du mal à avoir un premier alevin et qu’ils n’avaient pas pu en avoir d’autres après sa naissance. Il ne pouvait pas concevoir que sa mère ait pu fauter ou même que son père ait été d’accord pour ça. À moins qu’ils ne l’aient adopté ? Il réalisa que c’était une question qui ne trouvera peut-être jamais de réponse. Il n’était même plus sûr que ses parents soient toujours en vie.

Winston et le professeur discutèrent de choses et d’autres mais plus particulièrement des propriétés anatomiques des hybrides. Winston voulait savoir si d’autres hybrides avaient les doigts des mains et des pieds aussi peu palmés que lui et si eux aussi avaient la peau des doigts aussi fripée que l’écorce d’un arbre. Bien que les abysséens étaient pourvus d’empreintes digitales, celles de Winston semblaient particulièrement profonde. De plus, sa peau n’était pas aussi lisse que celle d’un dauphin, ni aussi grise qu’elle ne devrait l’être, elle était même plutôt rose. Quant à son rostre, il n’avait de rostre que le nom tant il était beaucoup plus court que la moyenne. Ce qui intrigua beaucoup les jeunes hybrides, c’était cette histoire de poumons. Cela voulait-il dire qu’ils pourraient, potentiellement, respirer sur terre ? Si oui, comment devraient-ils s’y prendre ? Ils savaient qu’ils devaient faire des mouvements de nage en permanence afin que l’oxygène circule dans leur corps, sauf pour Winston qui lui était pourvu de poumons fonctionnels, comme ceux du professeur Churchil, et qui les contraignaient à remonter régulièrement dans une des poches d’oxygène spécialement et savamment disposées dans la ville.

Denis se posait les mêmes questions, il revint se poser avec eux tout en leur présentant ses excuses. Il n’était pas parti très loin et il avait entendu la plupart de leurs interrogations, interrogations qu’il partageait également. Il voulait aussi en savoir plus sur l’hybridation : depuis quand ce processus est-il connu et étudié ? Existe-t-il aussi des hybrides qui vivent à la surface sans être au courant de leur nature ? Si oui, ne serait-il pas possible d’en faire des alliés pour lutter contre la pollution planétaire ? Et les humains qui avaient été mis devant le fait accompli avec l’arrivée non protocolaire de l’Émissaire, se posaient-ils les bonnes questions ou ne risquerait-ils pas de chercher à leur nuire davantage, craignant une invasion, comme le suggérait le bandeau informatif du reportage télévisé ? Ils regardèrent tous consciencieusement leur salade improvisée tout en ruminant leurs pensées.