Urgence abyssale

Chapitre IV

Révélations

Julie et Paul étaient un peu sonnés et secoués par les révélations de leur Présidente. Jamais ils n’auraient imaginé se retrouver un jour en pleine science fiction. Il existe des créatures aquatiques, amphibies pour certaines, qui vivent dans les Abysses et qui ont évolué de la même façon que l’Homme. D’après les rares scientifiques qui sont en contact avec ces créatures, humains et abysséens auraient un même ancêtre commun. Encore plus improbable : différents types de créatures marines ont évolué de cette façon, même si là, aucun des phylogénéticiens humains ou abysséens n’arrive, pour l’instant, à y trouver une explication.

Ils suivirent la Présidente de la République dans les différents couloirs de l’Élysée. Ils arrivèrent enfin devant un ascenseur que la jeune femme brune appela à l’aide d’une clé spéciale qu’elle fit tourner dans une serrure placée à cet effet sur la cage. Les pensées des deux journalistes allaient et tournaient tellement vite dans leur tête, se demandant si la Présidente ne s’était pas moquée d’eux pour finalement les faire disparaître, qu’ils ne remarquèrent même pas qu’il fallut plus de dix minutes pour que l’ascenseur atteigne sa destination sous le palais.

« Je sais que ce que je vous ai expliqué paraît totalement fou ou absurde, voire les explications d’une malade mental, mais je préfère vous prévenir, une nouvelle fois : tout ce que je vous ai dit est la plus stricte vérité. Dès que nous aurons franchi ce nouveau couloir, vous ne pourrez plus revenir en arrière. »

Les deux convives contraints et forcés se contentèrent de l’observer. Ils ne savaient pas encore dans quelle mesure ce qu’elle leur avait dit était vrai, ni à quel point ils pouvaient effectivement lui faire confiance. Et si elle les menait en bateau pour les éliminer plus facilement, une fois la confiance installée ? Néanmoins, ils lui firent un signe d’approbation et la suivirent docilement.

Au fur et à mesure qu’ils avançaient dans le couloir, ils remarquèrent que l’air changeait. Il devenait plus humide et dégageait une odeur saline, proche de celle de l’eau de mer. Julie attrapa brusquement le bras de Paul, comme pour se rassurer d’un danger à venir. Il était au bord des larmes tant il redoutait ce qui pourrait se cacher derrière la porte aux proportions démesurées. Aucun des deux n’avait été aussi en avant sur le terrain. Ils n’avaient aucune formation sur la gestion potentielle du danger. Mais d’un autre côté, si la Présidente avait dit la vérité, un grand reporter de guerre expérimenté en aurait-il forcément mené plus large ?

Le garde en faction s’écarta en reconnaissant la cheffe d’État. Celle-ci s’approcha d’un boîtier noir doté d’une caméra, situé sur le côté de la porte. Elle regarda l’œilleton de la caméra tout en posant sa paume sur le relief inversé en forme de main. Le boîtier émit un bip puis une lumière verte et la porte s’ouvrit lentement jusqu’à ce que l’ouverture soit suffisamment large pour laisser passer un humain de forte corpulence.

Ils entrèrent tous les trois dans une sorte de grand hangar à bateau, à l’exception que ce dernier n’en abritait aucun. À la place, ils virent des sortes de jet-skis qu’ils n’avaient jamais vu. Encore moins Paul, pourtant un féru de tout type de motos. Les engins semblaient de manufacture humaine mais avec des assemblages plus minéraux et poreux, comme de la pierre ponce, et plus organiques, comme du corail. Par endroit, des moules et des sortes de bernacles semblaient y être accrochés. Ils n’arrivaient pas à bien voir, de là où ils étaient, comment ce genre de véhicule pouvait fonctionner. Les moteurs semblaient inexistants. La Présidente ne leur laissa pas le temps d’observer davantage, elle avait déjà traversé une bonne partie de la grande salle sous-terraine et se dirigeait vers une nouvelle porte.

« Bonjour Docteur, dit-elle à la femme en blouse blanche qui en sortait, comment va l’Émissaire ?

— Je ne sais pas trop. Il semble que toute cette agitation l’ait beaucoup perturbé. Il est bien hydraté, il peut respirer correctement, et pourtant, il a l’air de souffrir. Je n’arrive pas à l’expliquer. Un choc psychologique peut-être ?

— Peut-être… Savez-vous s’il nous est possible de le voir ?

— Abigaëlle, c’est vous ? Demanda une voix forte dans la pièce. Entrez donc ! Vos amis peuvent venir aussi. »

Abigaëlle, Julie et Paul entrèrent dans la nouvelle salle. Au centre de la pièce se trouvait un gigantesque bassin d’eau de mer, dans lequel une créature semblable à une baleine humanoïde se reposait. En voyant la jeune femme entrer, la créature esquissa un très large sourire, dévoilant une rangée de fanons impressionnante.

« Abigaëlle Mortier ! C’est bien vous ! Comme je suis content de vous trouver ici ! Que devenez-vous ?

— Vous vous connaissez avec cet… avec l’Émissaire abysséen ? Julie se rattrapa de justesse.

— Je vais bien, comme vous pouvez le voir. Je suis maintenant la Présidente de la République. »

Julie et Paul se sentirent un peu mis à l’écart. Ils se décalèrent de sorte à ne pas gêner les deux « amis » en pleine retrouvaille.

Denis, Katia, Samuel et Winston suivirent le Chambellan le long de différents couloirs aménagés à même la roche de l’immense caverne. Les couloirs étaient parsemés de mousses entretenues par différents poissons abyssaux. De temps en temps une luminosité bioluminescente s’intensifiait dans les anfractuosités de la paroi. Les trois mâles se demandèrent, non sans une certaine appréhension, pourquoi le Roi les avait convoqué. Si cette convocation est bien liée à l’incident qui a eu lieu en surface, pourquoi faisait-il appel à des étudiants de première année ? Winston se disait que cela ne pouvait pas être uniquement dû à leurs brillants résultats scolaires et leur expérience de la Vie dans les Abysses. C’était forcément autre chose. Mais quoi ? Aucun d’eux n’avaient, semblait-il, d’expérience en gestion de crise inter-espèce. Mais après tout, existait un seul être vivant qui ait une telle expérience ? Denis et Samuel tentèrent de tirer les vers des branchies à Katia, qui restait muette et se contentait de suivre le vieil abysséen.

Ils arrivèrent enfin à une intersection. À la grande surprise des trois jeunes abysséens, Katia et le Chambellan montèrent. Ils n’avaient pas remarqué qu’ils se trouvaient dans une cheminée de point chaud éteint.

« On s’éloigne de plus en plus du Grand Palais… Nota Denis.

— Et tu sembles connaître la route. Remarqua Winston.

— Ha bon ? On s’éloigne du palais ? » S’interrogea Samuel.

Denis et Winston s’échangèrent un regard. Comment ce requin encore totalement innocent pouvait avoir le potentiel pour devenir Général ? C’était tout juste s’il semblait capable de s’orienter et d’aligner plus de trois mots ! Katia ne répondait toujours pas, se contentant d’essayer de maîtriser ses changements de couleur et de rester la plus impassible que possible.

« C’est amusant, pour une anarchiste, de connaître la route à suivre. Ironisa Winston.

— Surtout celle qui a été à la tête de la Révolution du Corail… Conclut Denis.

— Ho… C’est vrai qu’elle lui ressemble… Ajouta Samuel.

— Silence, vous deux ! Tonna le Chambellan. Et tâchez de tenir votre langue quand vous serez devant le Roi. Il a horreur de l’insubordination ! »

Il jeta un œil de côté en direction de la jeune seiche.

« À une ou deux exceptions prêts… » Marmonna-t-il dans ses barbillons de poisson chat.

Ils arrivèrent enfin en haut de la cheminée et furent stupéfaits par le spectacle qui s’offrait à eux. Ils savaient que le Roi avait la réputation d’aimer les couleurs, mais ils ne s’attendaient pas à en voir autant à une telle profondeur. Ils étaient dans une sorte de grand jardin sous-marin dans lequel se mêlaient différentes colonies d’anémones. Des coraux de différentes couleurs avaient été aménagés ça et là, au milieu d’immenses algues montantes. Plusieurs poissons colorés, que Winston n’avait encore jamais vu, jouaient au milieu de cette forêt savamment conçue. Le sol était presque entièrement bioluminescent, et des chemins de différentes couleurs luminescentes serpentaient tout le long du jardin en une espèce de mosaïque. Le contraste avec les profondeurs abyssales habituelles était déroutant.

Au milieu d’une colonie d’anémones jaunes se tenait un jeune abysséen aux couleurs bleues éclatantes, caractéristiques des poissons perroquets. Il était assis dans un fauteuil creusé dans de la pierre ponce sur lequel une mousse vert fluorescente avait élu domicile. L’effet était du plus saisissant pour des jeunes habitués à la pénombres des Grandes Profondeurs.

« Madame, Messieurs, Son Altesse Royale, le Roi des Abysséens ! » Annonça le Chambellan.

Instinctivement, les trois mâles commencèrent à faire une révérence.

« Ho, assez avec le protocole ! Je n’en peux plus ! Lâcha le jeune Roi. Je ne vous ai pas convoqué pour que vous me fassiez la courbette ! Kat’, tu as eu le temps de leur dire pourquoi ils sont là ?

— C’est que… Je n’ai pas réussi à… Mais je voulais ! Se justifia la jeune seiche comme si elle était de nouveau une alevine ayant fait une bêtise.

— Que leur as-tu dit ?

— Elle nous a parlé de nos potentiels respectifs pour nos carrières. Risqua Denis, qui semblait avoir oublié sa crise d’angoisse.

— Et… ? Demanda le souverain.

— C’est tout. Finit Winston.

— Ha ! Elles ne vous a donc pas encore parlé de votre hybridation humaine…

— Je suis déjà au courant. Soupira Winston.

— Vous, oui, mais pas votre ami le thon ni votre ami le requin. »

Denis, Samuel et Winston se jetèrent un regard interloqué.

« C’est pas possible… Sortit Samuel. Mes deux parents étaient abysséens… Pas comme Winston…

— Tu es blessant, Sam.

— Mais quoi ? C’est vrai ! Mes parents étaient abysséens ! Ils ont juste disparu, emportés par des filets après avoir désobéi à nos lois…

— Samuel… Commença le jeune Roi.

— Tu es orphelin de naissance Sam… Continua Katia. Tout comme Denis et moi… »

La révélation eu comme l’effet d’une bombe. Winston aurait dû être content de réaliser qu’il n’était pas le seul à être né de l’union d’un humain et d’une abysséenne, mais il n’y arrivait pas. C’était un peu comme si on lui retirait ce qui le rendait unique aux yeux de tous. Et d’un autre côté, il ne comprenait pas. Il regarda ses deux amis et se demanda pourquoi ils avaient autant l’air d’abysséens normaux alors que lui même présentait des traits physiques des deux espèces. Puis soudain, il prit conscience de la chance qu’il avait eu, par rapport à Denis et Samuel. Il avait été élevé par sa mère, une abysséenne, et il savait que son père était un humain, même si ce dernier l’avait rejeté.

Denis et Samuel semblaient comme figés. Il est déjà difficile d’apprendre, à trente ans passé, que les gens que l’on a connu, qui nous ont élevés, ne sont pas nos parents, encore plus si cette information vient d’un inconnu, mais découvrir que l’on est le résultat de la procréation de deux espèces distinctes l’est davantage. Ils interrogèrent Katia du regard, mais cette dernière ne leur rendit pas, toute absorbée qu’elle était à observer les palpitations bioluminescentes du sol.

« Pourquoi l’avez-vous appelé Kat’ ? Demanda Winston au Roi.

— Hum… ? Ben, parce que c’est comme ça qu’on l’appelle tous ici. » Répondit innocemment le Roi.

Katia donnait de plus en plus l’impression de vouloir disparaître dans le chemin.

« Katia, tu ne crois pas qu’il serait temps de nous expliquer ce qui se passe ? Winston la regarda droit dans les yeux, enfin, si elle l’avait regardé à ce moment-là.

— Ho ! Vous avez faim ? Lança le Roi, comme si de rien n’était. Moi oui. Chambellan ! Faites venir de quoi grignoter je vous prie ! Vous aimez les amuse-gueule ? Moi, j’adore ! »

Les quatre jeunes regardèrent le Roi, estomaqués. Finalement, Samuel est un génie à côté, se dirent intérieurement Denis et Winston.

« Aldébaran est mon petit frère… Finit par lâcher Katia. J’ai été adoptée par la famille royale peu de temps après que j’ai été découverte. Et, oui, moi aussi, je suis une hybride… C’est quand j’ai découvert la vérité sur moi que j’ai rejoint les anarchistes et que j’ai initié le mouvement de la Révolution du Corail. J’en voulais aux humains de m’avoir abandonnée. J’en voulais à mes parents adoptifs de ne pas m’avoir dit la vérité plus tôt. Si vous saviez comme je peux m’en vouloir maintenant…

— C’est pour ça ton projet de lois inter-espèces ? Pour éviter un nouveau massacre d’êtres humains ? » Demanda Denis, qui semblait avoir en partie retrouvé ses esprits.

Katia acquiesça de la tête. Son frère l’a pris dans ses bras pour la consoler. Il avait beau être beaucoup plus jeune qu’eux, il avait énormément de responsabilités depuis que son père avait abdiqué, trois ans plus tôt. Mais ça ne l’empêchait pas de savoir se montrer humble et d’apporter un peu de réconfort à sa sœur adoptive.

« Et ben, tu parles d’une journée… Lâcha Samuel, qui semblait tout d’un coup plus mature. Vous avez d’autres révélations à nous faire ? Je suppose que vous ne nous avez pas convoqué pour nous apprendre nos statuts d’orphelins hybrides ?

— Exact. Non, en fait, je voudrais que vous mettiez en commun vos connaissances et vos compétences respectives pour notre avenir à tous.

— Et quel est notre avenir ? Risqua Denis.

— Si les humains continuent de polluer à tout-va au nom de leur petit profit personnel, non seulement ils seront condamnés, mais nous aussi. Et ça a déjà commencé depuis des décennies. Nous n’avons que trop tardé à nous manifester. L’incident d’hier m’a également ouvert les yeux : nous ne pouvons pas faire confiance aux humains pour nous protéger tant qu’ils ne seront pas prêts à entendre la vérité ! Ni à connaître notre existence.

— Nous protéger ? Demanda Samuel. L’Émissaire est mort ?

— Nous l’ignorons pour l’instant. Nous n’avons aucune nouvelle de lui. Nous avons seulement reçu un courriel du médecin assigné aux soins des abysséens nous informant de son bon état de santé. Mais sans plus de précision. Nous supposons qu’il est en vie, mais nous ignorons son état psychique et physique. »

Aldébaran regarda Winston. Ce dernier comprit instinctivement pourquoi il avait été convoqué.

« Vous savez pourquoi je ne veux plus jamais remettre les pieds à la Surface ? Interrogea-t-il le Roi.

— Oui. Mais nous savons également quel est ton caractère. Tu ne laisserais jamais quelqu’un dans le besoin si tu peux lui venir en aide, et ce même si tu dois en payer le prix.

— Très bien. Soupira-t-il. Et qui m’accompagnera pour me protéger ?

— Samuel, bien sûr.

— N’y a-t-il personne d’autre ? De plus expérimenté je veux dire… Demanda Samuel.

— Si. Mais malheureusement, ils sont aussi plus… Imposants. Vous deux vous avez à peu près la taille moyenne et la carrure moyenne d’un homme. Vous pourriez passer plus discrètement si jamais il venait encore à l’esprit d’un de ces crétins de rompre le protocole.

— Bon… Puisque nous n’avons pas vraiment le choix… Quand puis-je voir le patient ?

— Dès que la navette pour vous conduire en surface sera là. »