Urgence abyssale

Chapitre IX

Plaidoirie

La Lune était haute et pleine au-dessus du port militaire de Dakar. Les différents membres de l’ONU arrivaient les uns après les autres, tous déconcertés par le choix du lieu pour un tel événement, et ce malgré le fait qu’ils aient reçu un mémo explicatif à ce propos. Les quais avaient été aménagés en conséquence, chaque représentant ayant un siège avec tablette écritoire, pour la prise de notes, avec l’écouteur prévu pour la traduction.

Tous patientaient devant la mer calme, seules quelques ondées faisaient trembloter le reflet de la Lune. Les militaires faisaient leurs rondes habituelles, tout en jetant un œil nerveux vers la mer, ne sachant si les derniers arrivants se montreraient belliqueux ou non. Ils avaient tous le sentiment que cette soirée appartiendrait à l’Histoire. Ils espéraient juste que rien de grave n’arriverait.

« J’ai vu quelque chose dans l’eau ! S’écria le représentant de la Russie.

— Moi aussi ! Enchaîna le représentant chinois.

— Des méduses lumineuses, sans doute. Railla, goguenard, le représentant américain. »

Toute l’assemblée regarda avec davantage d’attention les trois étranges points lumineux verts qui se rapprochaient.

« Ce sont simplement des plongeurs. On reconnaît facilement les casques. Conclut le représentant finlandais.

— Non, pas des plongeurs, mais des abysséens. Trancha la secrétaire de l’ONU. Nos hôtes sont arrivés. »

Trois scaphandres émergèrent finalement des eaux et s’avancèrent près des quais, jusqu’au niveau du microphone au bout d’une perche mis à leur disposition au dessus de la mer. Du fait de l’importance de cet entretien, des caméras filmaient l’événement et projetaient les visages des différentes parties sur des écrans géants prévus à cet effet. Grâce à cela, les humains purent finalement distinguer les trois nouveaux arrivants et devinèrent un humanoïde à tête de requin, un humanoïde à tête de dauphin, quoi que le rostre semblât aplatit et une humanoïde à tête de seiche. Les trois représentants abysséens inclinérent finalement la tête avec révérence devant les humains. Les humains restèrent interdit un instant, ayant du mal à réaliser ce qu’il se passait réellement, puis ils les imitèrent et les saluèrent révérencieusement aussi.

« Bienvenue, représentants des abysséens. Je suis la secrétaire de l’ONU et je pense parler au nom de tous en disant que c’est un Honneur de vous rencontrer en ce jour si particulier. »

Katia répondit sur l’invitation de la femme, mais le son ne parvint pas à passer de façon suffisamment audible dans le microphone. Les abysséens semblaient avoir omis la possibilité que le son puisse être recapturé par un appareillage acoustique.

« Ho non ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? Si les humains ne peuvent pas m’entendre, tous nos espoirs tombent dans l’Abîme ! Katia était désemparée.

— Le Professeur nous a bien dit que nous sommes à moitié humain, non ? Demanda Samuel.

— Oui, et ? S’enquit Katia.

— Je vois ce que tu veux dire… Mais je ne suis pas sûr que Katia soit d’accord pour tenter l’expérience… Poursuivit Winston.

— Mais de quoi parlez-vous ? De quelle expérience parles-tu… »

Les deux mâles se regardèrent, puis regardèrent la jeune seiche.

« Hoooo non ! Non je ne retirerai pas mon casque pour essayer de leur parler ! Je ne tiens pas à mourir d’asphyxie même si notre avenir en dépend !

— Katia, c’est la seule solution qu’on voit pour le moment. Et puis Winston pourra toujours intervenir si tu fais un malaise. Et je suis aussi là pour te protéger.

— Et c’est toi qui doit nous représenter. Je suis à peu près sûr que, en tant que mammifère, je peux respirer à la surface. Mais c’est toi qui sait quoi dire, c’est toi la juriste ! C’est toi la plus diplomate !

— Il faut se décider rapidement, ils attendent tous ! Les pressa Samuel. »

Katia leva les yeux vers l’assemblée des humains, qui attendaient et semblaient de plus en plus nerveux, de plus en plus impatients aussi. Elle leva les bras hors de l’eau lentement, puis, sans faire de geste brusque, guidée par les encouragements de ses deux amis, elle entreprit de déverrouiller son casque. Une fois celui-ci ouvert, l’eau s’en échappa. Sans le savoir, ni le vouloir, par pur réflexe, elle retint quelques secondes sa respiration, puis, brusquement, elle souffla et avala une grande bouffée d’air. Elle se mit à tousser brusquement, crachant de l’eau, s’accrochant aux épaules de Winston et Samuel qui vinrent la soutenir, tout en refusant de la tête qu’ils plongent. Elle sentait l’air lui brûler les branchies au fur et à mesure que celles-ci se vidaient, mais elle sentait également qu’elle pouvait effectivement respirer. La sensation était étrange et douloureuse mais son corps finit par s’y habituer. Même ses branchies finirent par ne plus lui brûler une fois complètement refermées.

« Merci de votre invitation et de votre accueil, représentants des nations humaines. » Lança Katia, dans sa langue, le plus fort qu’elle pouvait en direction du microphone, provoquant un effet Larsen et un son beaucoup trop intense dans les haut-parleurs. Les traducteurs firent leur travail bien que certains n’étaient pas tout à fait sûrs que ce soit effectivement ce qu’elle avait dit.

Les différents humains présents étaient tout aussi surpris que déconcertés. Du brouhaha s’échappait aussi bien de l’assemblée des membres de l’ONU que des militaires et civiles présents.

« Vous… vous pouvez… respirer ? S’enquit la secrétaire de l’ONU.

— Nous sommes des cas à part parmi notre espèce. Répondit Katia. Je ne saurais vous expliquer ni comment ni pourquoi, mais certains d’entre nous en ont la capacité, et je suis la première surprise d’en faire partie.

— Ils viennent pour nous envahir, je le savais ! Lâcha le représentant russe. »

Sur ses mots, une clameur et un immense brouhaha se mit en place, chacun oubliant que le Sommet était en cours et que tout était filmé. Certains cherchaient à rassurer leurs homologues en leur indiquant les gardes armés qui les entouraient.

« On se calme, s’il vous plaît ! Un peu de calme, allons ! Reprenez-vous ! Demanda la secrétaire de l’ONU.

— Vous êtes sûre qu’ils ne vont pas nous faire de mal ? S’inquiéta le représentant russe.

— Je vous en donne ma parole. Répondit Katia. Nous sommes simplement venus pour nous présenter et présenter notre peuple. C’est une simple prise de contact. »

Les clameurs et chuchotis se firent de moins en moins nombreux puis se turent complètement. Tous étaient de nouveau attentifs et regardaient avec beaucoup de curiosité le petit groupe.

« Bien, maintenant que cette petite incompréhension est close, nous pouvons continuer. »

La secrétaire s’éclaircit la gorge :

« Je crois bien que c’est la première fois de toute l’Histoire de l’humanité qu’un tel événement se produit. Comment souhaitez-vous que nous menions ce Sommet, Katia ? Préférez-vous que nous posions des questions ou bien avez-vous prévu un discours ?

— J’ai effectivement préparé un discours au cas où, ainsi que des questions à vous poser mais également des réponses aux nombreuses questions que vous pourriez vous poser.

— Très bien, dans ce cas… Oui ? S’arrêta la secrétaire, dérangée par un civil chargé de la cohésion du Sommet. Bonne question. Katia, souhaitez-vous de l’eau pour votre discours ? »

Katia resta interdite. Pourquoi lui proposait-on de l’eau alors qu’elle était toujours dans la mer ?

« Veuillez excuser ma maladresse mais… Pourquoi voudrais-je de l’eau pour mon discours ?

— Accepte. Lui adressa Winston. Le fait de parler à l’air libre peut assécher tes cordes vocales. Les humains boivent souvent de l’eau quand ils parlent beaucoup. Ils appellent ça la soif.

— La soif ? Et qu’est-ce que c’est ? Demanda Katia.

— C’est quand vous avez besoin de boire. Répondit la secrétaire, qui n’avait pas pu entendre la réponse de Winston. À force de parler à l’air libre, il est possible que vous ressentiez une douleur, une sorte de brûlure plus exactement, au niveau de la gorge. C’est ce qui indique que vous avez soif. Et pour y remédier, il faut boire. Pour éviter que vous ayez soif, il ne faut pas non plus hésiter à boire une gorgée de temps en temps au cours de votre discours.

— Ho ! Je vous remercie. Je veux bien avoir de l’eau alors. S’il vous plaît ? »

Le civil s’approcha alors le plus près possible du quai, à hauteur de la jeune seiche, et hésita sur la façon de lui passer la bouteille d’eau. Devait-il lui lancer la bouteille ou tendre le bras le plus loin possible ? Pendant son temps de réflexion, il n’avait pas vu Samuel se rapprocher de lui, aussi sursauta-t-il quand ce dernier lui présenta une main prête à saisir. Les militaires en faction se tendirent d’un seul coup et deux d’entre eux se précipitèrent pour protéger l’humain. Samuel se tourna alors en direction de Katia, attendant une réaction de sa part.

« Il veut juste s’assurer que vous ne faites pas de geste hostile à mon encontre et examiner la bouteille. Il ne vous fera aucun mal. Annonça-t-elle au micro. »

Le jeune sénégalais donna alors la bouteille à Samuel, le regardant droit dans les yeux au travers du casque, puis recula prudemment et tremblotant comme s’il venait d’échapper à la mort. Le requin examina attentivement la bouteille, à la recherche d’un trou ou d’un défaut au niveau de sa fermeture, puis il l’apporta à Katia, qui l’examina à son tour.

« Je vous remercie, dit alors la jeune seiche.

— Bien, maintenant que ce point est résolu, je vous propose de vous présenter puis de nous exposer votre demande, si vous en avez une, puis nous en discuterons ensemble. Je vous en prie, nous vous écoutons. »

Katia dodelina de la tête en signe de remerciement à l’invitation, expira un grand coup, puis se lança.

« Je suis Katia, avocate inter-mers du royaume des abysséens, et je suis accompagnée de Winston, médecin et scientifique, ainsi que du lieutenant Samuel des Forces Spéciales. Nous avons été mandatés par le roi Aldébaran Ier pour représenter le peuple abysséen et prendre un premier contact officiel avec le peuple humain.

« Depuis des millénaires, nous existons, nous vivons, nous évoluons et nous vous observons. Tout comme vous, nos ancêtres ont évolué au cours des siècles, amenant notre espèce jusqu’à ce qu’elle est aujourd’hui. Tout comme vous, nos ancêtres ont étudié les Arts et les Sciences. Tout comme vous, nous avons des sentiments, des idéaux politiques plus ou moins marqués, des traumatismes à surmonter et des moments d’allégresse. Tout comme vous, nous avons nos propres Us et Coutumes, rythmés par les saisons et différentes fêtes. Mais aujourd’hui, le temps n’est plus à la fête ni aux saisons. L’allégresse a fini par céder sa place aux traumatismes et aux idées sombres. Nous mourrons. »

La jeune seiche marqua un petit temps de pause, observant les réactions. Comme elle s’y attendait, seuls les plus empathiques la regardaient avec un air inquiet, attentifs à ses propos, tandis que d’autres semblaient attendre que le Sommet soit fini. Elle sentit Winston se tendre nerveusement, appréhendant la suite de son discours. Samuel restait calme, froid, sans doute une attitude militaire à garder quand il est en mission se dit Katia.

« J’accuse les Humains d’avoir cédé au capitalisme le plus stupide qu’il nous ait été amené à observer ! J’accuse les Humains de nous entraîner dans leur chute !

— Et de quel droit vous nous accusez ? S’empressa d’interrompre le représentant américain.

— Silence ! N’interrompez pas nos hôtes, laissez-la finir ! Ordonna la secrétaire de l’ONU, elle aussi troublée par ces propos quelque peu insultants.

— Elle a raison, laissez-la finir, qu’on sache de quoi il retourne ! Compléta la représentante kényane. »

Katia les observait toujours, jubilant intérieurement. Elle avait maintenant toute l’attention qu’elle voulait, et peut-être même davantage.

« En deux siècles vous avez réussi à faire ce que nous nous sommes toujours efforcés d’éviter. Vous avez réussi à dérégler totalement le climat, l’écosystème, et la biosphère dans leur ensemble ! Votre appât du gain, aussi éphémère soit-il, est tel que vous avez oublié votre place dans l’écosystème. Vous, et vos ancêtres, avez même oublié que ce sont VOS enfants qui devront assumer VOS erreurs et retenir VOS leçons ! Est-ce là l’héritage que vous souhaitez leur laisser : un monde stérile ? Car oui, nous mourrons tous : humanoïdes, animaux, plantes, champignons, et probablement d’autres espèces que ni vous ni nous n’avons pas encore découverts. Et nous mourrons à un rythme effréné ! »

Elle fit une pause et avala une gorgée de la bouteille que Winston lui tendait. Dans le public, certains semblaient mal à l’aise, d’autres semblaient trouver le temps long. Elle savait que ce ne serait pas facile, elle savait que beaucoup d’entre eux étaient plus ou moins hermétiques à l’écologie, mais à ce point… Elle regarda ses amis qui inclinèrent la tête dans sa direction, en signe d’encouragement et de soutien. Son peuple comptait sur elle, et l’instant était historique. Elle devait réussir à bousculer suffisamment les humains pour que de vraies mesures soient enfin prises au plus tôt !

« Je vais vous raconter l’Histoire d’un peuple resté caché pendant longtemps et de comment il a réussi à vivre en harmonie avec son environnement jusqu’à ce jour. Mon peuple. »

Pendant qu’elle reprenait son souffle, tout en se demandant par quel bout commencer, elle observa un net changement dans l’auditoire. Les représentants étaient d’un coup plus attentifs, tous, certains s’apprêtaient même à prendre des notes. Elle souffla un grand coup, espérant bien se souvenir du cours magistral privé que Denis lui avait dispensé la veille.

« Nous, Abysséens, existons et sillonnons les mers et les océans depuis des millénaires, à l’instar de vous, Humains, qui existez et foulez les continents et les îles depuis des millénaires. Depuis des millénaires, nous nous efforçons de respecter notre environnement et notre écosystème. Grâce à nos scientifiques nous y sommes en grande partie parvenus. Bien sûr, tout n’est pas parfait, et tout n’a pas été parfait. Tout comme vous, nous avons parfois voulu aller trop vite, trop loin. Et c’est sans doute pour cela que nous vous observons, en ce moment même, avec autant d’appréhension. Or nous ne pouvons vous comprendre, nous en aurions grand besoin pourtant afin de savoir comment interagir correctement avec vous, nous ne savons même pas à qui nous devrions nous adresser. Depuis des siècles, plus de cinq cents ans plus exactement, nous, Abysséens, vivons en paix entre nous même, nous collaborons sans cesse, et nous mettons le bien commun en priorité. Et pendant ce temps, qu’observons-nous chez vous, amis Humains ? Des guerres sanglantes et financières. Des guerres de territoire, d’intelligence, de profit. Et que faites-vous de vos compères qui fuient ces guerres ? Vous leur fermez vos frontières. Que faites-vous quand vos frères et sœurs d’espèce fuient une terre détruite par le climat que vous avez déréglé ? Vous leur fermez vos frontières. Nous, Abysséens, ne connaissons plus les frontières. »

Elle marqua de nouveau une pause. Elle s’attendait à un peu plus de réactions de la part de ses hôtes, mais cela semblait ne leur avoir fait ni chaud ni froid. Peut-être étaient-ils juste silencieux parce qu’ils n’avaient rien à redire, se disait-elle, pour se rassurer.

« Comme je vous l’ai dit, nous aussi avons vécu tout cela. Bien sûr, c’était implicite. Mais les guerres, les famines, les territoires pollués suite à de mauvaises décisions et de mauvaises gestions, nous l’avons vécu par le passé. Et ça a bien failli tous nous faire disparaître. Mais jamais nous n’avons mit en danger plus qu’une zone de cent ares ! Vous, humains, avez réussi l’exploit de mettre en danger tout l’écosystème et tout le climat d’une planète. Votre consumérisme effréné, qui a engendré un continent de plastique, nous tue. Et vous tuera juste après. Les derniers rapports et les dernières études scientifiques, aussi bien Abysséennes qu’Humaines, montrent que des particules de plastique sont trouvées jusqu’à près de dix mille mètres de profondeur. C’est énorme ! Est-ce que vous trouvez normal de vous nourrir de plastique ? Si ça ne vous fait ni chaud ni froid de savoir qu’une espèce de crevette qui vit et évolue à une telle profondeur se retrouve les boyaux plein de fibres de plastique, demandez-vous quelle espèce mange cette crevette. Et quelle espèce mangera à son tour l’espèce qui a mangé la crevette. Et ce jusqu’à ce que vous vous retrouviez avec du thon, déjà rempli de métaux lourds cela dit en passant, dans votre assiette ! Vous acceptez passivement d’ingérer du plastique que vous refuseriez naturellement de manger, car nocif pour votre organisme. Et pourtant, vous le faites, inconsciemment ou non. »

Cette fois-ci, elle observa plus de réactions dans le regard des représentants. Elle avait réussi cette étape plus facilement et efficacement qu’elle ne l’aurait espéré. Elle entendait les « bien joué » et « bravo, ça les a ébranlé » de Samuel et Winston. Elle se sentait encore plus importante tout d’un coup et eut un léger vertige. Elle détestait être ainsi mise en avant, mais elle n’avait pas le choix, le temps était compté, il était même probablement déjà trop tard.

« Nous ne sommes pas là pour vous blâmer, mais pour vous demander de l’aide. Aidez-nous à vous aider. Permettez-nous de partager notre expérience avec vous. Comme je vous l’ai déjà énoncé, nous avons aussi frôlé la catastrophe, certes le périmètre était beaucoup plus restreint, mais nous sommes parvenus à endiguer notre erreur, et à apprendre à ne pas la refaire. Mais pour y arriver, nous avons tous dû mettre nos différends de côté et apprendre à travailler ensemble, sans chercher à en tirer le moindre profit, pour le seul bénéfice de la Vie. »

Elle observa des sourires sur certains visages, elle en reconnut au moins deux qui avaient un profil plus financier voire capitaliste que les autres.

« Certes, ce que je viens de dire peut prêter à sourire, tant cela semble romancé, mais comprenez bien que si nous ne nous étions pas rendus compte à temps des dégâts que cela aurait pu entraîner, alors la crise environnementale actuelle n’aurait probablement pas lieu. »

Elle vit que certains sourcils s’étaient dressés, d’autres s’étaient froncés. Quelques hôtes avancèrent leur buste au-dessus de leur tablette, comme le feraient des élèves attentifs au cours dispensé par un enseignant.

« Nous avions découvert le nucléaire et la manipulation génétique bien avant que vos propres chercheurs ne les effleure. Nous cherchions à l’époque un moyen de venir à bout de différents types de cancer, et pour cela nous avions envisagé de partir sur une combinaison de manipulations génétiques et nucléaires. Après tout, si nous arrivions à manipuler de petits organismes unicellulaires, des bactéries marines, pour protéger leurs gènes, pourquoi ne pas le faire sur nous ? »

Une partie acquiesça de la tête, une autre eu un air choqué voire scandalisé, tandis que l’autre partie cherchait à comprendre où elle souhaitait en venir.

« Et bien parce que cela a bien faillit tourner à la catastrophe ! »

Le ton brutal de son assertion en fit sursauter plusieurs, ne s’attendant probablement pas à une telle pique.

« À trop vouloir jouer les apprentis sorciers, nous avions créé une nouvelle espèce sans le savoir, qui s’est trouvée particulièrement contagieuse et toxique, extrêmement difficile à contrôler et encore plus à combattre. Dès lors que les premiers scientifiques ont tiré la sonnette d’alarme, l’armée s’est mise en branle, confinant la zone et sauvant les rares rescapés. Cette espèce, devenue encore plus résistante aux radiations que Deinococcus radiodurans, s’en était prise à notre seule centrale nucléaire de l’époque, puisque les scientifiques souhaitaient également étudier sa résistance, risquant d’entraîner une fusion incontrôlée du réacteur principal. »

L’auditoire semblait captivé. Tout le monde écoutait attentivement, civils comme militaires. Winston et Samuel s’échangèrent un regard circonspect. De quelle zone pouvait bien parler leur amie ?

« Or nos installations étant aquatiques, nous n’avions aucune idée de comment nous pourrions arrêter un tel processus s’il devait se produire. Par miracle nous nous en sommes sortis, grâce à des bactériophages produits spécialement pour cette bactérie, et ce dans le plus grand secret, par d’autres scientifiques, plus prudents que leurs confrères, et plus indépendants financièrement parlant, puisque la recherche sur les phages ne coûtait pratiquement rien. Depuis, la zone est condamnée, plus aucune espèce vivante n’y a depuis été recensée. Sur une centaine d’ares. Aucune plante, aucun animal, aucun micro-organisme. »

Un frisson sembla parcourir l’assemblée, mais peut-être était-ce juste une impression dûe à la fraîcheur de la nuit. Samuel regarda Winston en faisant une moue dubitative. Il semblait avoir compris de quelle zone Katia parlait mais il ne pouvait plus l’interrompre.

« Arrivez-vous à visualiser une telle zone désertique ? S’il n’y avait pas la possibilité de voir cette ancienne installation industrielle, parce qu’il s’agissait d’un projet industriel au départ, nous ne nous souviendrions pas que la Vie a existé à cet endroit. Et nous voulons justement éviter que la Terre devienne une planète stérile, pour les Abysséens comme pour les Humains.

— Excusez-moi, mais je ne vois toujours pas le rapport avec l’économie, et encore moins à comment vous arrivez à vous en passer. Intervint l’un des pro capitalistes. »

Katie inclina la tête, indiquant qu’elle avait pris note de la question et qu’elle allait poursuivre là-dessus.

« Depuis cet événement, nous avons revu totalement la structuration de nos sociétés, aussi bien sur le plan économique que sur le plan social, politique et gouvernemental. Les différents gouvernements de l’époque ce sont réunis et ont élu, avec l’ensemble des autres peuples, un gouvernement unique pour tous les Abysséens. Nous sommes parvenus à une forme de monarchie socio-centrée. »

Toute l’assemblée fut surprise. Personne n’avait jamais entendu parler de ce type de politique. Ils étaient tous de plus en plus intrigués par ces inconnus venant des Profondeurs.

« Dans nos villes, l’État n’est là qu’au service du citoyen et s’assure que personne ne manque de rien. Chacun est libre de travailler ou non. Nous avons toujours des gens qui travaillent, d’autres qui ne travaillent pas, ceux-là ne sont pas toujours faits pour travailler pour différentes raisons que nous ne sommes pas là pour juger, mais qui contribuent à leur façon à la vie en société. Bien sûr, ceux qui travaillent peuvent avoir de meilleurs avantages que d’autres, ils peuvent bénéficier de meilleurs biens pour service rendu à la société, par exemple, ou d’un meilleur logement si différentes conditions sont réunies et si l’ensemble de la communauté est d’accord. Nous n’avons pas vraiment d’horaires, ou de quota horaire hebdomadaire, comme la plupart de vos sociétés, certains travaillent avec passion du matin au soir, d’autres ne travaillent que quelques heures par semaine, quand ils en ont l’envie.

— C’est bien joli cette fable de bonne femme et sa petite morale à dormir debout, mais concrètement, comment vous voulez qu’on fasse ? On a besoin de produire, ne serait-ce pour nous nourrir, et pour ça, oui, ça pollue, on ne peut pas vraiment faire autrement… Intervint le représentant américain, manifestement pressé que ce Sommet prenne fin.

— Hé bien, produisez ! Mais produisez en harmonie avec la Nature ! »

Katia se mit à tousser, sa gorge la brûlait et elle cherchait la bouteille des yeux. Elle attrapa vivement le contenant que lui tendait Winston et en descendit pratiquement la moitié d’une traite, malgré les protestations de son ami.

« Excusez-moi… Reprit la jeune seiche en finissant sa gorgée. Vous avez de meilleures connaissances que vos ancêtres sur le plan agricole. Vous avez une meilleure conscience de l’implication des insectes et de leur aide, ou non, dans la floraison. Enfin, pour ceux qui ont survécu à votre usage excessif de pesticides… Bien sûr, il va pour cela vous falloir faire d’immenses efforts, à commencer par refaire de l’agriculture locale comme vos ancêtres. Refaire de la sélection intelligente, et non plus vous baser uniquement sur les dernières avancées de la recherche en génétique. Il vous faudra aussi mieux comprendre et maîtriser l’utilité de la confection d’engrais naturel grâce à vos élevages afin d’aider vos plantes à grandir pour vous nourrir.

— Excusez-moi ! Une vieille femme, de petite taille et d’apparence asiatique, se détachait difficilement de la foule, assise tout au fond, mais elle sût se faire entendre. Sans vouloir vous offenser, vous parlez de façon très hypothétique, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet, je ne prétend pas être une experte en agriculture terrestre, loin de là…

— Bien. Donc, tout ce que vous nous proposez, en gros, c’est de faire une meilleure culture, plus respectueuse de l’environnement, mais… Et les autres métiers ? Bon, d’accord pour ce qui est du logement, on peut se débrouiller, les ouvriers savent à peu près faire les choses dans le respect de la Nature. Cependant, il existe de nombreux métiers bien plus polluants, comme la robotique ou l’informatique. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ferme les usines ?

— Pourquoi pas ? Ou vous pourriez en venir à une consommation moins polluante, si c’est possible. Je ne peux pas vous répondre sur ce point technique mais d’autres de mes concitoyens pourraient sûrement vous y aider. »

Un brouhaha se fit alors entendre, les uns parlant avec les autres, ne laissant pas la parole aux plus calmes. Le ton montait de plus en plus. Les trois jeunes abysséens s’échangèrent des regards inquiets, Samuel surveillant du coin de l’œil les mouvements alentour et cherchant à se montrer rassurant. Tout d’un coup, des bruits secs et clairs se firent entendre. La secrétaire générale de l’ONU frappait un coin de sa table avec un maillet de bois, comme le ferait un commissaire-priseur au cours d’une vente aux enchères un peu houleuse.

« Allons ! Allons, un peu de calme, s’il vous plait ! Personne n’est là pour imposer sa vision du Monde aux autres parties ! C’est un moment unique dans notre Histoire, dans nos Histoires en tant qu’espèces différentes, alors essayons d’y voir clair. »

Elle attendit que le calme se remette en place puis elle revint vers Katia.

« Vous pouvez continuer, je vous prie.

— Je vous remercie, Madame la secrétaire. »

Katia regardait de nouveau les Humains, assis confortablement derrière leur bureau tandis qu’elle devait faire des mouvements pour rester à la surface. Elle sentait bien que les esprits s’étaient très vite échauffés, elle savait que ça pouvait arriver, mais elle n’était pas habituée à cet exercice avec une autre espèce. Après tout, les Humains non plus n’étaient pas habitués. Eux aussi semblaient nerveux et sur la défensive depuis leur arrivée.

« Encore une fois, nous sommes venus vous voir en tant qu’amis. Nous ne vous voulons aucun mal. Mais nous souffrons tout autant que vous souffrez. Peut-être même plus. Nous nous retrouvons tous confrontés à une situation extrêmement périlleuse et personne ne sait ce qui va arriver par la suite. La pollution sur les terres et dans les mers est telle que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir la contenir. Cette pollution a très certainement précipité le phénomène naturel de réchauffement climatique. Les calottes des pôles menacent de céder, menaçant vos villes d’une élévation du niveau de la mer. »

Katia fit un signe de la main à l’un des représentants qui s’apprêtait à parler, lui faisant ainsi comprendre qu’elle n’avait pas fini mais quelle allait venir à ce sujet.

« Je sais que ça peut paraître curieux que nous, en tant qu’espèce aquatique, et donc non concernés par la Vie sur les terres, soyons inquiets de votre sort. Mais nous sommes condamnés. Nous ne savons pas combien de temps notre espèce va perdurer. Si nous disparaissons, combien de temps votre espèce, à travers votre descendance, mettra-t-elle avant de s’éteindre elle aussi ? Que ce soit par la montée des eaux, par la pollution mondiale généralisée ou par le réchauffement climatique imminemment irréversible. Et les autres espèces encore en vie, nous survivront-elles ? »

Un silence de mort se fit. Le temps sembla figé. Katia avait-elle réussi à être suffisamment percutante ? Avait-elle réussi sa mission ? Elle fixait la plateforme, attendant une réaction. Winston, à sa gauche, et Samuel, à sa droite, s’interrogèrent du regard. Était-ce bon signe ? Seuls le vent, les vagues et la Lune qui s’était déplacée dans le Ciel, mesuraient le temps qui s’écoule. Lentement. Très lentement.

La secrétaire générale de l’ONU rompit le silence :

« C’est… Je crois bien que c’est la première fois que je me prends une telle leçon d’humilité par quelqu’un d’aussi jeune ! Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle… »

Elle finit sa réponse avec une voix étranglée. Certains commencèrent à trembler, trahissant une montée d’angoisse. D’autres s’essuyaient les yeux. Même ceux qui avaient l’air les plus bourrus, les plus impassibles, semblaient bouleversés.

« S’il vous plaît… Reprit Katia. Au nom de tous les Abysséens, pour le bien de la Vie sur cette planète et pour nos enfants respectifs, laissez-nous vous aider. Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le au moins pour vos enfants. »

Katia reprit une longue gorgée d’eau et la garda en bouche quelques secondes de plus que les fois précédentes. Elle sentait que cela faisait effet et apaisait sa gorge.

« Quand vous dites que vous êtes condamnés… Que voulez-vous dire ? demanda la représentante kényane. »

Katia finit d’avaler son eau, manquant s’étouffer en faisant une fausse route, surprise par la question.

« Comme je vous l’ai dit, de nombreuses espèces aquatiques sont polluées par le plastique que vos congénères ont rejeté dans les mers et les océans. Aussi bien le plancton que les gros poissons, en passant par les algues et les micro-organismes. Nous les ingérons aussi bien par l’alimentation que par la respiration, au travers de nos branchies. Mais nous n’avons pas que ça comme polluant ! Nous avons des taux de métaux lourds plutôt élevés dans certaines zones, ces métaux lourds aussi finissent dans nos assiettes et finissent également dans les vôtres. Sans parler de la pollution aérienne qui pénètre également dans l’eau, que ce soit au travers des précipitations ou d’autres phénomènes météorologiques ! Et que dire de vos déchets nucléaires, rejetés illégalement par tonneaux entiers ? Nous mourrons tous…

— Oui, c’est vrai que les rejets illégaux sont un vrai problème… Nous cherchons toujours un moyen d’améliorer notre recyclage des déchets nucléaires, mais ça n’est pas si facile. Admit le représentant américain, qui s’était radoucit.

— Oui mais on ne peut pas, on ne peut plus les laisser traîner comme ça dans la nature ! Intervint le représentant écossais.

— Nous sommes d’accord. Cependant, je vois difficilement comment nous pourrions les remonter à la surface pour envisager leur stockage dans une zone dédiée… Poursuivit l’américain.

— Nous nous pourrions vous les remonter ! Il suffirait de nous coordonner pour mener ce genre d’opération à bien ! Conclut Katia, soudain pleine d’espoir pour l’avenir. On pourrait même vous aider à trouver de bonnes procédures de recyclage !

— Comment ça ? Coupa la femme asiatique, Katia n’arrivait pas à savoir quel pays elle représentait. Vous ne recycliez pas vos déchets nucléaires ?

— Si, tout à fait, mais nous en avions aussi beaucoup moins. Seulement les conditions sous-marines, en terme de pression, de salinité et de tout un tas d’autres facteurs, que nos scientifiques connaissent et maîtrisent bien mieux que moi, peuvent ne pas permettre de reproduire aussi bien les procédures de recyclage à la surface.

— Ça se tient… Acquiesça le représentant russe. »

Katia jubilait intérieurement. Samuel avait du mal à cacher son sourire et Winston trépignait de joie. Cette première rencontre officielle entre les deux espèces ne pouvait pas mieux se passer, surtout devant l’importance de l’enjeu. Le Sommet pouvait enfin avoir lieu en bonne intelligence.