La nuit avait été éprouvante mais fructueuse. Katia avait réussi, semble-t-il, à répondre à une grande partie des inquiétudes des humains et à établir un premier dialogue. Les différents émissaires humains s’en allaient pour l’aéroport tandis que les abysséens repartaient pour les Profondeurs. Winston était inquiet de savoir si Katia pourrait replonger sans difficulté. Son organisme ayant perdu une bonne partie de son eau, il allait y avoir un appel d’eau au niveau de ses organes respiratoires, ce qui pourrait s’avérer non seulement douloureux, mais également dangereux pour sa santé. Pendant que Winston s’assurait que tout se déroule correctement, Samuel en profitât pour se rendre dans la cabine des militaires afin d’établir un premier rapport de terrain avec sa hiérarchie. Une fois que le dernier garde abysséen avait rejoint le vaisseau, après s’être assuré que les invités civils étaient convenablement installés et ne manquaient de rien, la descente s’amorça.
La descente se faisait en douceur, par palier, comme Winston l’avait exigé. Katia ne disait rien mais la pâleur de sa pigmentation indiquait qu’elle souffrait.
« Où as-tu mal exactement ? Demanda Winston à la recherche de son stéthoscope.
— Au niveau du thorax… J’ai l’impression d’être prise dans un étau… C’est atroce ! Parvint-elle à répondre.
– C’est bien ce que je craignais, il va te falloir un peu de temps pour que ton organisme se réadapte à vivre dans l’eau. Tu as sans doute encore de l’air qui se balade dans tes poumons, et c’est ça qui provoque la douleur. »
Il l’auscultait délicatement, posant son stéthoscope sur l’emplacement supposé de ses poumons. Elle laissait faire son ami, docilement, tout en serrant les mâchoires à chaque pic de douleur.
« Salle des machines, ici salle des machines, vous nous recevez ? » Résonna un des sonars internes du vaisseau, provoquant un étourdissement à Winston qui se sentit désorienté.
« Ici Winston, nous vous recevons bien.
— Pouvons-nous plonger Docteur ? Cela fait déjà cinq minutes, est-ce que vous avez besoin de plus de temps pour progresser ?
— Nous ne pouvons pas plonger tout de suite. Répondit-il en regardant son amie ressentir une nouvelle douleur. Pouvons-nous attendre encore cinq, maximum dix minutes ?
– OK pour cinq minutes, au-delà, nous serons trop exposés. Salle des machines, terminé. »
Cinq minutes pour trouver une solution pour finir d’expulser les dernières bulles d’air des poumons de Katia, le délai était bien court pour une manœuvre aussi inédite que dangereuse. Comment allait-il pouvoir s’y prendre sans risquer de la tuer ni de la blesser davantage ?
« Je ne veux pas mourir, Winston. Déclara-t-elle en le regardant dans les yeux. Mais si nous sommes en danger par ma faute, alors fait ce que tu penses devoir faire !
— … À ma connaissance, personne n’a encore eu à faire une telle manœuvre, et sans équipement médical adapté, c’est un pari risqué. Je ne veux pas te tuer, mais si je ne trouve pas une solution très vite… Sa voix s’éteignit sur la fin de la phrase.
— Le changement de pression me tuera, c’est bien ça ?
— Oui, par écrasement des organes vitaux, en l’occurrence tes poumons, bien qu’ils te soient inutiles en milieu subaquatique. Mais ça pourrait aussi impacter d’autres organes, si par miracle tu supportais l’intensité de la douleur qui en résultera.
— Fait-le ! Expulse l’air qui reste, peu importe les conséquences. Si je dois me retrouver avec la cage thoracique écrasée, je préfère que ce soit toi qui le fasses, parce que je sais que tu me soigneras si c’est encore possible. Ils ne vont pas tarder à plonger pour le prochain palier. »
Sur cette dernière parole de Katia, Samuel entra dans la cabine, avec la tête des mauvaises nouvelles. Winston lui fit comprendre qu’ils devaient d’abord s’occuper de Katia de toute urgence avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit.
Winston fini par sortir la tête du seau que Samuel lui avait tendu. L’écholocation du vaisseau était une épreuve particulièrement difficile pour son oreille interne. Il était pâle, plus pâle encore que Katia, toujours inconsciente sur le lit médicalisé.
« Je n’arrive toujours pas à croire que je lui ai dit de faire ça… C’était totalement stupide de ma part ! Lâcha le jeune médecin.
— Hé ! Je t’interdis d’en prendre l’entière responsabilité ! Je l’y ai invité aussi, je te rappelle !
— Mais c’est moi le médecin ! C’est moi le scientifique ! J’aurai dû utiliser mon cerveau au lieu de me laisser guider par la panique ! Et maintenant, elle est étendue là, inconsciente, et je n’ai aucune idée de si elle va pouvoir se réveiller un jour !
— On n’aurait jamais dû prendre ce risque sans plus de préparation, je suis d’accord. Mais elle a déjà repris des couleurs et ses muscles branchiaux fonctionnent. Tu l’as dit toi-même…
— Mais ça ne veut pas dire qu’elle est hors de danger ! Même si tu as eu le réflexe de la plaquer de tout ton poids pour forcer les dernières bulles d’air à sortir de ses poumons, je n’ai aucune idée de son état vital ! Je manque d’instruments !
— Tu fais trop de bruit quand tu es stressé, Winston… » Annonça Katia dans une voix à moitié éveillée.
Les deux abysséens la regardèrent, médusés, se redresser avec difficulté et s’asseoir sur le bord du lit.
« Lequel d’entre vous je dois remercier de m’avoir écrasé les côtes ? Demanda-t-elle, se massant le thorax dans une grimace de douleur.
— Je suis désolé, je ne voyais pas quoi faire d’autres… On allait replonger et j’ai agit sans réfléchir, comme à mon habitude. Répondit Samuel, tout en baissant la tête.
– Et si tu ne l’avais pas fait, je serai sans doute morte, à l’heure qu’il est. Et aucun de vous n’a a se sentir responsable de ce que j’ai fait. Je l’ai choisi aussi. Vous vous rappelez ? J’ai même refusé de plonger alors même que je paniquais quand l’air a commencé à entrer dans mes poumons.
— Donc, tu ne nous en veux pas ? S’enquit Winston.
– De m’avoir accompagnée et soutenue pendant toute la durée du sommet et de continuer à me soutenir alors que j’étais au plus mal ? Non. Bien sûr que non… Elle s’arrêta en voyant l’air résigné de Samuel. Quelque chose ne va pas, Sam ?
– Oui, et non… Enfin, je suis super content que tu ailles bien, même si il va te falloir du temps pour te remettre de mon écrasement forcé, mais j’ai une mauvaise nouvelle pour vous…
– Un autre attentat contre un vaisseau humain ? S’inquiéta Winston.
– Mon frère est blessé ? Renchérit Katia.
– Non, pas de cet ordre-là. Nous allons devoir faire un détour sur notre itinéraire initial. Samuel semblait gêné et chercher ses mots.
– Nous ne rentrons pas à la capitale ? La voix de Katia se faisait plus ténue au fil de sa phrase, elle commença à jouer avec ses mains.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? Winston luttait contre l’étourdissement tout en cherchant à cacher son anxiété grandissante.
– Katia, tu as évoqué une zone dont je n’ai jamais entendu parler. J’ai malheureusement dû en parler au cours de mon rapport oral avec mes supérieurs et… Ils nous attendent pour un débriefing complet. Laisse-moi finir Winston. Ce ne sera pas une partie de plaisir, vous allez sûrement être brusqués et malmenés, surtout toi, Kat. Il faudra leur répondre le plus honnêtement que possible sans chercher à dissimuler la vérité. Je ne sais pas si c’est pour ça ou si c’est pour une simple formalité, mais j’ai bien senti qu’ils avaient tiqué quand j’en ai parlé.
– Donc, ils veulent juste nous parler mais tu ne sais pas pour quoi, en somme ? Demanda Winston.
– Non, en effet. Mais crois-en mon expérience, il y a quelque chose qui les a perturbé dans le discours que Katia a fait. Je ne sais pas ce que c’est, mais ça a l’air grave. »
Les trois amis restèrent silencieux. Winston se tenait près du seau, au cas où, Samuel s’était tourné vers l’un des hublots, tandis que Katia entreprenait d’entortiller un fil d’algue sortant de son sac autour d’une de ses phalanges.
Julie et Paul arrivèrent tôt à l’aéroport et attendirent leur tour pour s’enregistrer lorsqu’un militaire les invita à le suivre. Par réflexe, le cadreur blottit son matériel contre lui tandis que Julie s’empressa de sortir sa carte de presse, ce qui eu pour effet de faire rire leur interlocuteur. Le hall était pratiquement vide, aussi l’écho de ce rire empli-t-il tout l’espace, donnant l’impression aux journalistes d’être dans un mauvais rêve, le décalage horaire et la nuit blanche qu’ils venaient de passer n’aidant pas.
« Je sais que ça ressemble un peu à un mauvais scénario de film d’espionnage, mais il m’a été ordonné de vous escorter jusqu’à votre avion. Insista l’homme.
– Notre avion n’est pas prévu avant deux bonnes heures. Risqua la reporter.
– Qui vous dit qu’il s’agit d’un avion civil ? Demanda-t-il en soulevant un sourcil. Allons, venez, ne faisons pas plus attendre votre présidente. »
Les deux amis s’interrogèrent du regard, ne sachant trop qu’en penser. Pouvaient-ils faire confiance à cet homme ? Dans un haussement d’épaules, Julie attrapa son sac et sa valisette et obtempéra. Après tout, Abigaëlle Mortier leur avait déjà montré qu’elle pouvait avoir des initiatives étonnantes.
Ils traversèrent les différents halls et couloirs de l’aéroport de Dakar, croisant quelques voyageurs un peu mieux reposés qu’eux, certains avaient même le journal du jour, fraîchement sorti de presse. Comme il fallait s’y attendre, la couverture parlait du sommet de l’ONU qui venait de se dérouler non loin de là.
L’aube se levait à peine lorsqu’ils arrivèrent sur le tarmac. Malgré l’heure matinale, ils purent voir le manège des différents véhicules de service aéroportuaires sur le bitume. Ils parcoururent bien cinq cent mètres avant d’apercevoir, au détour d’un hangar, l’avion présidentiel français, avec, au pied de l’escalier attenant, deux gardes en tenue civile. Au niveau de la porte, un steward les salua chaleureusement de la main et invita les deux compères à monter. Le militaire les invita également à monter, dans un geste du bras qu’il voulait accueillant, avant de les saluer pour retourner à ses obligations. Une fois à bord, ils saluèrent leur présidente et confièrent leurs affaires au jeune homme avant de s’asseoir là où on les avait invité.
« Navrée pour cette mise en scène. Commença la jeune femme, le nez plongé dans le journal du matin. Mais la prochaine fois que vous venez à ce genre de rencontre, ayez au moins la politesse de m’en informer, cela évitera aux concitoyens français de rembourser votre billet retour. Finit-elle en abaissant le document.
– C’est que, nous avons été envoyés à la dernière minute par notre chaîne et nous n’avons pas pensé que ce serait important de vous en informer. Répondit l’homme, penaud.
– Paul, je plaisantais. Lui sourit Abigaëlle. Évidemment que vous n’avez pas à me faire part de vos faits et gestes. Et puis quoi encore ? Et demain j’ouvre une presse d’État avec des journalistes sélectionnés pour écrire des articles vantant mes louanges, sans remettre mes choix en question ? Même si ça peut parfois m’agacer, comme tout un chacun, je tiens trop à la liberté de la Presse. Non, je voulais simplement vous inviter à bord pour discuter avec vous du sommet, pour connaître votre ressenti et, peut-être, pouvoir répondre à vos questions. Et j’imagine que vous en avez, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle souriante tout en levant un sourcil. »
Les deux amis se regardèrent. Un voyage dans l’avion présidentiel, hors protocole, pour discuter avec la présidente sur le sommet de l’ONU mais surtout des abysséens ? C’est le genre d’occasion que l’on ne voit qu’une fois dans une vie de journaliste. Et puis, les fauteuils de cet avion d’affaires s’annonçaient bien plus confortables que ceux de la compagnie lowcost affectionnée par leur employeur, aussi ils ne virent pas d’inconvénient à en profiter également. L’avion décolla peu de temps après qu’ils aient gagné leurs sièges.
« Effectivement, nous avons quelques questions qui nous taraudent depuis la fin du sommet. Mais surtout, nous en avons une très importante qui, je pense, est également celle que tout être humain se pose : comment on a pu passer à côté de cette espèce aquatique civilisée aussi longtemps ? Interrogea Julie.
– La coopération. Tout simplement. Répondit Abigaëlle.
– Quelle coopération ? Poursuivit Paul.
– Là, je regrette d’avoir toujours été aussi mauvaise en histoire et surtout en récitation. Formula la présidente. Pour résumer, une poignée d’élus est au courant de l’existence des abysséens depuis plusieurs siècles.
– Plusieurs… Souffla Julie.
– … siècles ? Finit Paul. »
La jeune femme brune commanda des cafés et laissa le temps aux journalistes d’accuser le coup. Elle se remémora l’état de flottement et de sidération qu’elle-même a connu lorsque son prédécesseur lui communiqua cette information. Bien sûr, à ce moment-là, le mot d’ordre était de cacher leur existence pour leur propre protection. Mais ce n’était plus d’actualité. Elle avait de plus en plus le sentiment que, pour leur protection, il fallait au contraire que le plus grand nombre soit le plus informé que possible, et ce avant que les mouvements conspirationnistes ne déversent leur poison, ce qui rendrait le travail de désinformation beaucoup plus complexe à terme. Elle fronça le nez, inconsciemment, tout en se disant que cette remontée d’informations était bien trop lente, qu’il valait mieux tout dire d’un coup plutôt que d’y aller à petits pas, un peu comme un pansement fermement collé que l’on arrache d’un coup.
« Cela me revient maintenant. Glissa Julie. Le ministre Jean Briscard nous en avait parlé, mais il n’a pas parlé d’élus… Ou alors il parlait seulement des hawaïens de cette localité ?
– Tout ministre de l’Intérieur qu’il était, il ne pouvait pas connaître ce détail qui n’était mentionné sur aucun des documents qu’il a découvert. Lorsque je parle d’élus, je parle bien de personnes en dehors de ces autochtones. Nous ne sommes pas plus d’une centaine, je crois, en dehors de certains dirigeants politiques : des scientifiques, pour la plupart, des diplomates et quelques linguistes.
– Et donc, vous, Madame la Présidente, vous faites partie de cette poignée d’élus ? Interrogea Julie, qui semblait avoir accepté la nouvelle.
– En effet, depuis le jour de mon investiture plus exactement.
– Et vous êtes souvent en contact avec ces… gens ? Continua la journaliste.
– Ces gens ? Mais ce ne sont pas des personnes Julie ! C’est tout juste si ce ne sont pas des poissons ! S’offusqua Paul.
– Pas vraiment. Répondit la jeune cheffe d’État, évitant de relever la réflexion spéciste de Paul, estimant que le regard choqué de Julie suffisait. Disons que mon prédécesseur n’a pas jugé nécessaire de me donner plus d’informations outre leur existence. Et pourtant, je connaissais déjà l’émissaire qu’ils nous ont envoyé, via nos activités communes sur internet. Aussi j’ai été surprise d’appendre qu’il existe une langue commune entre nos deux espèces !
— Et depuis, vous parlez cette langue ? »
La jeune femme se contenta de répondre négativement par un hochement de la tête, tout en acceptant le café qui lui était servi.
« Mais les océanologues devaient bien se douter de certaines choses, non ? Interrogea Paul. Je veux dire, parmi toute la flopée de documentaires et de reportages aquatiques dont l’humanité dispose, comment tout cela a-t-il pu être caché aussi longtemps ? Je ne peux pas croire qu’aucun journaliste n’ait pu en entendre parler !
– Comme le dit si bien Jean Briscard : "C’est fou ce qu’un peu d’argent peut résoudre comme problèmes !". Je sais, c’est contre toute éthique journalistique… Elle avait dit tout cela avec une moue désapprobatrice sur le visage.
– Incroyable… C’est tout bonnement incroyable… Paul était de plus en plus choqué et dépassé par ces révélations.
– Mais comment on a pu passer à côté aussi longtemps ? Je veux dire, en dehors de la corruption journalistique, il devait bien y avoir des marins qui ont vu des choses, des civils même ? Demanda Julie.
– Les hôpitaux psychiatriques sont pleins de gens qui connaissent la vérité. Certains en sont sortis et ont donné des détails sur ce qu’ils ont vu sous forme de fiction. Peut-être même en avez-vous lu sans le savoir ? »
Elle n’arrivait plus à regarder ses hôtes dans les yeux, elle se sentait honteuse du mensonge et de la manipulation de l’humanité sur ces derniers siècles. Pendant ce temps, Paul et Julie se remémorèrent un de leurs reportages sur une maison d’édition dont un des livres avait été le plus gros succès de leur siècle. Évidemment ils avaient aussi lu cette fiction, Julie avait même surligné des passages sur les descriptions, extrêmement précises, du mobilier et de l’immobilier de ce monde imaginaire et de leurs créatures, mi-humaines, mi-poissons. Ils revoyaient parfaitement l’expression étrange dans l’œil de l’auteur, dans un documentaire d’archive, à la question « Est-ce que vous pensez que de telles créatures pourraient un jour exister ? », et de sa réponse, après un certain temps de flottement : « Qui sait ? ». Tout à leurs pensées, l’avion quittait le territoire sénégalais et ramenait ses hôtes en France.
Le véhicule avait traversé une immense forêt d’algues brunes avant de s’engouffrer dans un tunnel aménagé et éclairé à l’aide de lampions bioluminescents pour enfin aboutir sur une immense plaine sans rien à perte de vue. Les trois jeunes abysséens n’avaient aucune idée de l’endroit où ils avaient pu déboucher, pas même Samuel. Et pourtant, ils étaient convaincus qu’il s’agissait d’un terrain militaire, plusieurs véhicules coulés semblaient être de manufacture abysséenne, et un certain nombre de structures semblaient affleurer ça et là au niveau du sol.
« Ça ne ressemble pas vraiment aux Jardins Royaux. » Plaisanta nerveusement Winston avant de ravaler son sourire en voyant l’expression grave de ses amis.
L’atmosphère se faisait de plus en plus pesante et oppressante pour les trois jeunes hérauts. Le vaisseau finit par s’immobiliser au milieu de nulle part.
« Salle des machines, ici salle des machines. Nous sommes arrivés à destination Lieutenant. Terminé. »
Ils hésitèrent de longues secondes avant de se décider à sortir après que l’écoutille principale se soit abaissée. L’extérieur était extrêmement sombre, comme bien souvent dans ces profondeurs, et le terrain semblait si plat et monotone qu’ils n’avaient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient, et encore moins de quelle direction ils venaient. Ils se contentèrent d’obéir aux instructions que les soldats leur fournissaient et les suivirent. Winston se mordait l’intérieur des joues pour garder son calme, Katia martyrisait de plus en plus son sac, au risque de répandre ses affaires, tandis que Samuel semblait sonder les alentours, peut-être à la recherche d’une issue.
Au bout de dix minutes de nage, ils arrivèrent finalement devant une large porte noire dans ce qui ressemblait à une tour émergeant du sol.
« Forces Spéciales de l’Intelligence Impériales. Chuchota Samuel à ses camarades d’infortune.
– Comme toi, non ? Lui répondit Winston, surprit.
– Je suis dans l’action, pas dans le renseignement, je ne comprends pas ce qu’il se passe. On aurait dû aller directement au Palais.
– Est-ce que c’est par rapport à ce que j’ai pu dire au Sommet ? S’inquiéta la jeune seiche.
– Hum hum… » Les interrompit un soldat depuis la porte qui venait de s’ouvrir.
Les trois amis se figèrent, ils eurent l’impression que quelque chose d’extrêmement grave avait peut-être eu lieu, puis ils reprirent la nage au milieu des couloirs et des accès aux différents étages inférieurs. Ils arrivèrent finalement devant des portes différentes où ils furent séparés pour leurs interrogatoires.
Katia se demanda si ses amis allaient également être interrogés par un officier supérieur, elle ne connaissait pas bien les grades, mais elle avait retenu que certaines formes et certains nombres de galons signifiaient un grade plus élevé.
« Veuillez décliner votre identité. L’invita l’abysséen face à elle, tout en lui présentant un siège en s’asseyant lui-même.
– Katia, avocate inter-mers, élève, enfin, ancienne élève, de la Grande École Royale. Énuméra-t-elle, nerveuse.
– Et ?
– Euh… Ah oui ! Juriste inter-espèce. Enfin, même si ça n’existe pas vraiment, enfin, pas encore. »
Elle n’arrivait pas à bien distinguer son interlocuteur dans la pénombre, mais celui-ci, ou celle-ci, semblait attendre une suite. Seule Katia semblait bénéficier d’un éclairage suffisant, tant et si bien que ça lui faisait mal aux yeux.
« C’est tout. Je crois… Finit-elle, tout en regardant ses mains qui jouaient avec un nœud de son sac.
– Vous n’êtes donc plus membre de la famille royale ? Demanda-t-il en prenant des notes.
— Si, et non, c’est… Compliqué…
– Effectivement. Je vois dans votre dossier que vous avez été adoptée peu après votre naissance par la famille royale avant d’être mise temporairement à l’écart à l’arrivée de notre roi actuel, Aldébaran, votre frère donc. Puis vos droits d’accession ont été abolis lorsque vous avez rejoint la Révolution du Corail. Est-ce bien exact, Maître ? »
Katia en tombait des nues. Elle savait qu’en tant que membre ou proche de la famille royale elle était étroitement surveillée par les renseignements, mais avoir un parfait inconnu face à elle qui la connaît mieux que ses amis voire mieux qu’elle, c’en était glaçant. Elle se mit à frissonner à l’idée de ce que pouvait contenir son dossier. Mais surtout, elle sentit monter l’anxiété à l’idée de ce que son hôte pourrait en faire. Elle se contenta de confirmer d’un hochement de tête.
« Étant donné que vous êtes une civile, quoi que privilégiée, je vais aller droit au but. Comme vous le savez, le Sommet de l’ONU était retransmis en direct. Et comme vous vous en doutez, nous avons été très nombreux, dans les Abysses, à suivre attentivement votre prestation. C’était un beau discours. Très bien amené, sobre, posé, vous nous avez fait honneur. Vraiment. À un détail près. »
Au fil de son explication, elle se ratatinait de plus en plus. Elle ne savait pas pourquoi mais elle eu le sentiment qu’elle avait dû dire ou faire quelque chose qu’il ne fallait pas. Elle se remémora très vite la nuit, mais rien de lui venait.
« C’est quoi cette histoire de bactérie et de centrale nucléaire ? Vous la sortez d’où cette anecdote ?
– Bactérie ? Centrale nucléaire ?
– Oui, et de grande zone désertique, qui aurait pu causer notre extinction, tout ça. Vous n’avez pas pu l’inventer, alors où avez-vous entendu parler de ça ?
– Mais alors, c’est vrai ? Interrogea-t-elle, semblant oublier l’espace d’un instant qu’elle était en position de vulnérabilité.
– Que ce soit vrai ou pas, je n’ai pas le droit de vous le dire, tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est classé Secret Défense. Aussi, je vous le demande une dernière fois gentiment : qui vous en a parlé ? Où l’avez-vous entendu ? »
Secret Défense. Ces simples deux mots résonnèrent comme une déferlante dans la tête de Katia. C’était donc potentiellement vrai, potentiellement dangereux. Même si elle aurait préféré ne pas avoir à y répondre, tant elle se sentait naïve et incroyablement sotte d’avoir évoqué ce fait sans avoir pris ni le temps ni la peine de le vérifier avant son discours, elle ne pouvait pas reculer. Elle ne savait pas ce que l’officier était autorisé à faire pour protéger les abysséens, aussi elle se lança après s’être longuement mordu les lèvres.
« Denis…
– Denis ? Il farfouilla rapidement ses notes. Je n’ai pas de mention d’un Denis. Est-ce le nom d’un de vos deux camarades que nous interrogeons actuellement ?
– Non, pas du tout. C’est… Elle hésita. C’est un éminent professeur d’Histoire. Un de nos camarades de promotion.
– Je connais les noms de tous vos camarades de promotion, aucun ne s’appelle Denis. Un éminent professeur d’Histoire vous dites ? Il s’arrêta de tourner ses pages.
– Oui. Et en civilisation, je crois.
– Histoire en civilisation et géopolitique abysséenne et humaine, un thon, un peu maigrichon, avec des lunettes, toujours en train de les nettoyer ou de les rajuster ? Qui panique vite, sans raison apparente ?
– Oui, c’est bien lui !
– Excusez-moi un instant. » Finit-il en quittant précipitamment la pièce.
Katia resta de longues minutes seule dans la pièce, à se demander ce qu’il venait de se passer et ce qu’il allait se passer. Au bout d’un certain temps, la porte derrière elle s’ouvrit.
« Katia ? L’appela Samuel. Tu peux sortir, ils ont fini de nous interroger.
– Et Winston ? Demanda-t-elle.
– Toujours en débrief. Ça va toi ?
– Ouais ! Souffla-t-elle. C’était… Bizarre. Mais je crois que ça va. Et toi ? »
Samuel la prit dans ses bras après l’y avoir invitée.
« Ça va, la routine habituelle… Méfie-toi de Denis.
– Pourquoi devrait-elle se méfier de Denis ? Interrogea Winston qui venait de rejoindre le couloir. »
Samuel l’invita du bras droit à les rejoindre pour un câlin de groupe, mais surtout pour se mettre un peu à l’abri des oreilles indiscrètes.
« Vous vous souvenez la première fois qu’on la rencontré ? Et du livre qu’il lisait ?
– "L’histoire des mensonges d’État, pourquoi et comment le gouvernement manipule son peuple", répondit le dauphin.
– Ouaip. Ils semblent penser que c’est un opposant politique infiltré au sein des élèves.
– Mais d’où tu sors ça ? Interrogea Winston, en ayant du mal à étouffer son choc.
– C’est le risque quand ton officier de débrief se croit plus intelligent que toi et qu’il aime s’écouter parler. Sourit-il dans un clin d’œil.
— … "aucun ne s’appelle Denis". Conclut Katia, le regard dans le vide. »
Le Chambellan s’arrêta devant le rideau d’algues brunes qui mène au bureau du roi. Il reprit son souffle et rajusta son costume avant de s’éclaircir la voix, c’était à peine s’il prêtait attention aux deux gardes postés devant lui :
« Votre Altesse, puis-je m’entretenir avec vous ? J’ai des nouvelles importantes à vous communiquer, elles sont, je pense, de la plus haute importance.
– Laissez-le rentrer. Répondit la voix du roi. »
Les soldats s’écartèrent et saluèrent le Chambellan, qui ne leur prêta pas plus d’attention.
« Bon alors, quelles sont ces nouvelles ? Bailla le poisson-perroquet.
– Votre Altesse, la main…
– Devant la bouche, je sais. Nous sommes entre nous, est-ce que l’on ne peut pas faire fi du protocole pour changer ?
– Pas tant que je serai votre Chambellan et votre précepteur, votre Altesse. »
Aldébaran se contenta de soupirer en regardant le plafond. Cela faisait à peine trois ans qu’il était roi, et il n’en pouvait déjà plus de toutes ces cérémonies. Il savait que beaucoup d’abysséens enviaient sa position, mais être couronné à treize ans, c’était dire adieu à sa jeunesse. Il enviait terriblement sa sœur qui pouvait au moins jouir de ses mouvements, choisir ses amis et faire ce qui l’intéressait vraiment. Mais pour l’heure, s’il voulait avoir un peu la paix, au moins pour une demie-heure dans sa journée, il n’avait pas trop d’autre choix que d’écouter ce vieux râleur de poisson-chat.
« Très bien, Chambellan, j’écoute votre rapport.
– Oui, bon, n’en rajoutez pas trop non plus. » Râla-t-il tout en souriant intérieurement.
La côte de popularité de la famille royale était en chute libre depuis l’incident, par contre, celle de la princesse rebelle, bien qu’écartée de la couronne, était au plus haut. Les abysséens avaient plus qu’apprécié son intervention au Sommet de l’ONU et ils nourrissaient un grand espoir pour leur avenir. Les temps à venir s’annonçaient pourtant sombres, les opposants et les anti-humains étant de plus en plus remontés contre les décisions et les actions prises dernièrement. Il allait falloir redoubler de prudence et vraisemblablement augmenter la garde.
« Augmenter la garde ? Est-ce bien utile, Chambellan ? Je veux dire, nous avons déjà augmenté ma garde personnelle, ainsi que celle des autres membres de la famille royale, même ma sœur a sa garde personnelle malgré le fait qu’elle soit civile.
– La jeune Katia a beau être une civile, elle reste votre sœur, donc un intermédiaire facile pour vous atteindre…
– Vous pensez vraiment qu’un poisson serait assez inconséquent pour ça ? Elle ne représente plus rien aux yeux de la famille.
– À leurs yeux, non, mais aux vôtres ?
– … Je serai totalement perdu sans elle. Vous savez bien que c’est la seule qui arrive à me canaliser quand j’ai une crise ! Mis à part vous et la famille royale, qui est au courant pour mon trouble ? »
Le vieil abysséen ne savait pas trop si la question était sincère ou sarcastique. Le jeune roi était-il naïf au point de penser que le peuple n’avait pas remarqué qu’il était "différent" ? Son obsession pour la botanique était de notoriété publique, et que dire de sa façon de fuir le regard des autres ? Certes, en seize ans il avait réussi à masquer ce fait, mais plus une conversation durait, et plus son interlocuteur était en mesure de comprendre que le roi ne regarde jamais très longtemps dans les yeux : il se concentre sur un point imaginaire situé derrière eux.
« Effectivement, vu sous cet angle…
– Oui… Aviez-vous d’autres choses à m’entretenir, Chambellan ?
— Tout à fait, j’ai reçu les derniers rapports d’enquêtes et de pour-parlers avec les humains. Les choses semblent progresser dans le bon sens, si l’on met de côté l’opposition habituelle.
— Donc tout va bien, n’est-ce pas ? Sourit-il.
— Oui… Et non. S’assombrit-il soudainement, sa moustache lui donnant un air plus dramatique qu’il ne le souhaiterait.
— Qu’y a-t-il donc ? Je vous ai rarement vu avec une expression aussi grave. Le roi devint subitement nerveux, tentant tant bien que mal de cacher son anxiété grandissante.
— Vous souvenez-vous de ce jeune thon qui accompagne souvent votre sœur et ses amis ?
— Denis ? Oui, bien sûr, il va bien ?
— Il semblerait que Denis ne soit pas son vrai nom. L’Intelligence va enquêter davantage sur lui et sur ce qu’il a pu apprendre auprès de nous. »
Sur ces derniers mots, il tendit sa peluche préférée au roi qui la serra contre lui en dodelinant, mutique. Finalement, leur entrevue allait durer plus longtemps que prévu.