Urgence abyssale

Chapitre V

Sauvetage

Julie et Paul avaient la sensation d’assister aux retrouvailles de deux vieux amis. Ils avaient un peu l’impression d’être exclus, mais au moins ils pouvaient observer l’abysséen de près tout en se sentant un peu plus en sécurité. Julie en profitait pour prendre quelques notes tandis que Paul, qui n’avait pas sa caméra avec lui, prenait des croquis de la scène. Au moins ses années d’études en école d’art n’auront peut-être pas été la perte de temps que lui avait prédit son père !

L’Émissaire faisait dans les cinq mètres de haut, un vrai géant ! Le médecin n’avait pas d’explications quant au fait qu’il était capable de se tenir debout et de marcher sur terre avec le poids qu’il devait peser. Il était physiquement improbable, pour un être humain, de dépasser les trois mètres de haut. Si un humain mesurait cinq mètres de haut, il devrait peser environ deux cent kilogrammes. Or, il s’agissait d’un abysséen de type baleine bleue, d’une corpulence beaucoup plus impressionnante. S’il s’était agit uniquement d’une baleine bleue, pour une longueur de cinq mètres, elle devrait peser environ deux mille sept cent soixante-dix sept kilogrammes. Le médecin n’avait pas été capable de mesurer son poids, le pèse-personne ayant déclaré forfait dès que l’Émissaire était monté dessus. Il pesait donc largement plus de cinq cent kilogrammes ! De plus, bien que le bassin ait été conçu pour recevoir un abysséen de grande taille, il semblait qu’il avait été calculé un peu juste. C’était tout juste si leur hôte était en mesure de se retourner.

« Excusez-moi, Docteur… Demanda Abigaëlle.

— Oui Madame la Présidente ?

— Savez-vous quand devrait arriver l’équipe médicale pour soigner notre ami ?

— Elle devrait être ici dans quelques heures. Deux ou trois a priori. Je viens tout juste de recevoir la confirmation.

— Deux ou trois heures ? N’est-ce pas un peu long ? Interrogea Julie. »

La Présidente, l’Émissaire et la médecin se regardèrent. Devaient-ils leur expliquer pourquoi ? Ce fut l’Émissaire qui se lança dans les explications.

« Oui, c’est peut-être un peu long si l’on se base sur vos critères ou les miens. Malheureusement, l’équipe médicale dont nous parlons est constituée d’abysséens, spécialement triés sur le volet pour interagir avec vous, des êtres humains. Il faut leur laisser le temps de venir des Profondeurs marines et de passer les différents paliers de décompression. En plus de cela, il faut compter le temps de trajet entre la position géographique où ils se situent dans l’Océan et la nôtre. Je suppose que l’équipe est partie du Grand Palais ? Demanda-t-il en regardant la médecin, qui acquiesça de la tête. Seulement deux ou trois heures ? Ils ont dû faire appel à l’une des navettes royales pour qu’ils arrivent aussi vite… Il m’a fallu près d’une semaine de voyage, dont une heure entre les différents paliers de décompression.

— Vous parlez de paliers de décompression, ça signifie que vous vivez vraiment dans les Abysses ? Demanda Paul.

— Plus ou moins. Mais c’est un détail que je ne peux pas encore vous dévoiler pour notre sécurité, j’espère que vous comprendrez… »

Il se mit à bâiller fortement. La pièce s’emplit instantanément d’un bruit sourd et puissant, semblable au chant d’une baleine bleue. Après quelques temps pour se remettre de l’étourdissement provoqué, les humains considérèrent de nouveau leur hôte. Cette créature était vraiment surprenante, et il en existait des millions, peut-être des milliards, comme lui, au fond des Mers et des Océans. Ils furent pris de vertige à l’idée de ce qui pouvait encore les attendre.

« Bienvenue à bord de la Navette Royale, messieurs. Notre voyage devrait durer environ trois heures, le temps de nous placer sous le SAS d’accès à l’Élysée, puis notre ascension durera en tout une heure, le temps de passer les différents paliers de décompression. Bien sûr, cette dernière étape peut être plus ou moins longue en fonction de comment vos organismes vont réagir. Je crois que vous avez déjà eu l’occasion de monter à la surface, Docteur ? Demanda l’hôte de Navigation.

— En effet… Se contenta de répondre Winston, à ses côtés Samuel cachait tant bien que mal sa nervosité devant l’inconnu.

— Bien. Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénient à nous aider à prendre en charge votre accompagnateur s’il se sent mal ?

— Pour quelle raison je ne le ferais pas ? Vous oubliez que je suis médecin ? Évidemment que j’interviendrai s’il souffre d’un problème de décompression ! » Winston était également très nerveux, même s’il refusait à se l’admettre.

L’hôte s’excusa platement de sa maladresse et se retira quelques instants avant de revenir avec des crevettes vivantes. Les deux aventuriers forcés grignotèrent leur apéritif tout en regardant évoluer le paysage autour d’eux.

Ils traversèrent la capitale à très grande vitesse. Les bâtiments éclairés par bioluminescence étaient à peine perceptibles mais ils étaient devinables par la luminosité rémanente que leurs yeux distinguaient. Les poissons et les autres animaux s’écartaient grâce au sonar dont la navette était équipée, ce qui déboussolait Winston et lui donnait un début de migraine.

« Ça va ? T’as l’air tout bizarre… S’inquiéta Samuel.

— Ouais, ouais, ça va, c’est rien, c’est juste le sonar qui me perturbe l’écholocation…

— Ha… Et ça te fait quoi ? Désolé, je suis peut-être un peu trop curieux…

— Non, c’est rien. Et puis, quitte à me protéger, autant que tu saches. Ça me file la migraine, j’ai des difficultés à m’orienter et des vertiges. Au bout d’un moment je vais avoir la nausée avec possiblement une perte de connaissance.

— Ha ouais, carrément… C’est pas cool ça…

— Non, pas vraiment. Le pire ce sera une fois en surface.

— Comment ça ? S’étonna le requin.

— Tu te souviens que le Professeur Churchil nous a montré comment mettre des lunettes noires ?

— Oui… Mais il doit nous montrer pourquoi la semaine prochaine.

— J’ai un scoop pour toi mon vieux : tu vas le savoir quelques dizaines de mètres avant qu’on atteigne la surface. Tu sais que nous vivons dans les Abysses ? À environ cinq milles mètres de profondeur voire en dessous ?

— Par rapport à la surface de l’eau ? Oui, je m’en souviens. Et ? Demanda-t-il en soulevant le sourcil gauche.

— À notre niveau, nous ne voyons pas, ou très peu, les rayons du Soleil. Toute la lumière dont nous disposons grâce à notre maîtrise de la bioluminescence, c’est du résidu de poisson-chat à côté.

— Je ne suis pas sûr de te suivre… Tu veux dire que c’est beaucoup plus lumineux là haut ? Il leva machinalement la tête vers la surface, même s’il ne voyait que quelques méduses bioluminescentes collées sur la vitre du toit de la navette.

— Au moins mille fois plus. Et c’est très important du coup que nous portions ces lunettes spécialement polarisées pour éviter que nos yeux ne brûlent. Supporter les paliers de décompression, tu verras que ce n’est rien du tout comparé à ça !

— Ho, tu sais, les paliers de décompression, moi, ça ne me fait plus rien du tout. »

Winston était estomaqué. Il le regarda avec de grands yeux et chercha à déterminer s’il était sérieux ou s’il plaisantait.

« Comment ça ? Tu es déjà monté à la surface alors ? Demanda le dauphin, qui oublia ses vertiges l’espace d’un instant.

— Hum, en fait, comme je te l’ai dit, non, jamais. Mais… »

Il se pencha en avant pour parler à l’abri des ouïes indiscrètes de l’hôte.

« J’ai suivi un entraînement spécial durant mes cinq années à l’armée. Avec mon équipe nous pouvons maintenant encaisser une décompression complète de dix mille mètres jusqu’à la surface en cinq minutes. Tu as peut-être remarqué nos brassards ?

— Équipe ? Brassards ? Euh…

— Tu n’es pas sans savoir que tous les élèves ont un brassard, toi-même tu en as un.

— Oui, de couleur bleue pour indiquer que je suis médecin, avec un liseré violet pour indiquer que je suis également chercheur en sciences. Denis à un brassard noir pour indiquer qu’il est historien et celui de Katia est jaune parce qu’elle est juriste. Et toi ton brassard est rouge parce que tu es militaire.

— Oui, mais pas seulement… Regarde le plus attentivement.

— Hum… Je dirais que tu portes des galons, mais je ne m’y connais pas… Tu es de quel grade ? Winston réalisa soudain qu’il ignorait à présent beaucoup de choses sur Samuel.

— Hé ben mon vieux, plus d’un mois qu’on a repris contact, et c’est seulement maintenant que tu t’y intéresses ? Samuel éclata de rires, ce qui vexa Winston. Pardon, excuse-moi, je ne voulais pas avoir l’air de me moquer. Je viens d’être promu au grade de Lieutenant. Et je suis aussi surpris que toi d’avoir été désigné pour assurer ta protection plutôt qu’un simple troufion. »

Winston resta interdit un bon moment à la révélation que Samuel venait de lui faire. Finalement, peut-être que Katia ne s’était pas trompée. Peut-être que sous ses airs innocents se cache un commandeur en chef ? Peut-être, après tout, ne lui manque-t-il plus qu’à faire ses preuves ? Ou alors… Et si le gouvernement cherchait à les manipuler ? À faire d’eux des pantins, les jouets d’une machination qui leur échappe pour l’instant ? Si c’était le cas, comment réagiraient-ils tous ? Et si tous les autres étaient au parfum mais pas lui ?

Le dauphin hybride préféra chasser ces dernières hypothèses de ses pensées, ce n’était pas forcément le meilleur moment pour se faire du mauvais sang. Il regardait le paysage qui continuait de défiler et de changer d’aspect au fur et à mesure qu’ils traversaient différentes villes, différentes forêts d’algues à peine perturbées par leur passage au niveau des voies aménagées spécifiquement pour les navettes abysséennes, ainsi que quelques plaines vides dans lesquelles passaient différents animaux. Samuel, assit en face de lui sur la banquette de mousse et de corail, semblait faire de même.

« Dis, Winston, je peux te poser une question, euh, bizarre ? »

Winston, sans bouger de sa position, le coude gauche sur le dessus de sa banquette, la tête reposant sur sa paume, le regarda.

« Je t’écoute.

— Voilà, ça fait des années que je me pose la question et à chaque fois que je demande à d’autres, on me dit que je comprendrais plus tard. Si tu sais, est-ce que tu veux bien me répondre franchement, sans détour, et sans me prendre pour plus bête que je ne le suis ? »

Winston trouva sa requête incongrue, voire bizarre comme il l’avait annoncé, mais, soit, ils n’avaient de toute façon rien de mieux à faire que de discuter. Il reprit une position plus conventionnelle pour la discussion et lui fit signe de continuer en un hochement de tête qui lui arracha une nouvelle douleur crânienne.

« Ça fait des siècles que les humains parcourent les Mers et les Océans et des décennies qu’ils sont mieux équipés qu’avant pour explorer les fonds marins… Commença-t-il, hésitant.

— Moui, et ?

— Ben, vu leur technologie et les documentaires qu’ils ont pu faire, plus ou moins vrais, sur les différents fonds, comment ça se fait qu’ils ne connaissent pas notre existence ? »

Winston voulu commencer à formuler une réponse mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il avait tellement passé de temps à étudier que ça ne lui était jamais venu à l’esprit.

«— Je… Je n’en ai aucune idée… »

Ils restèrent encore un moment silencieux, chacun se livrant à ses propres questions. Mais il restait une grande question : pourquoi les humains ne savent pas ? Même si depuis l’incident avec l’Émissaire dans les Jardins de l’Élysée certains humains peuvent s’être posés des questions, notamment les théoriciens du complot, il était probable que les gouvernements humains aient étouffé l’affaire.

Le hangar était calme. Cela faisait maintenant trois heures que l’équipe médicale avait été dépêchée, mais la surface de l’eau restait désespérément calme.

« Vous êtes sûre qu’ils vont arriver aujourd’hui, Docteure ? Demanda la Présidente.

— Certaine, ils ne devraient plus tarder, du moins, je pense…

— Regardez ! C’est quoi toutes ces lumières étranges ? S’inquiéta Julie.

— Enfin ! S’exclama la baleine depuis son bassin, à travers la porte entre-ouverte. »

La Navette Royale émergea de l’eau et s’approcha du quai prévu pour le débarquement. Trois êtres vivants, dans des combinaisons à scaphandre, en sortirent. L’un d’eux devait manifestement être une sorte d’hôtesse de l’eau, la silhouette semblant souhaiter une bonne journée aux deux autres.

« Au moins, ils nous ont envoyé des individus plus discrets que votre ami, Madame la Présidente. »

Abigaëlle ne releva pas la réflexion de Paul. Elle la mit sur le compte du stress devant l’inconnu.

Ils observaient les nouveaux arrivants. Malgré leur étrange accoutrement, ils arrivaient à deviner leur morphologie, à la fois proche et différente de celles des humains. Dans leur combinaison, ils faisaient plus penser à des étoiles de mer géantes qu’à des humanoïdes. Ils semblaient prendre leur temps, tout en luttant contre la luminosité ambiante, baissant la tête et la relevant régulièrement, tout en protégeant leurs yeux. Au bout d’un moment, ils se mirent en mouvement.

« Ils ont une drôle de démarche… Nota Julie.

— Comment marcheriez-vous, si vous passiez d’un environnement purement aquatique, à un environnement terrestre ? Demanda la jeune Présidente.

— Ho ! Bonne remarque, je n’y ai jamais songé… Elle griffona son carnet tout en parlant. »

Ils regardèrent les deux individus s’avancer, l’un des deux, celui avec une sorte de sacoche en bandoulière, sans doute le médecin, semblait avoir une démarche plus assurée. Sa gestuelle semblait également montrer qu’il aidait son camarade à trouver son équilibre pour le déplacement terrestre.

« Pourquoi ne retirent-ils pas leur casque ? C’est plutôt malpoli… Demanda Paul.

— Ho, bonne idée, vous le ferez aussi quand vous serez sous l’eau ? » Lança la jeune femme, manifestement exaspérée, oubliant ses notions de diplomatie.

Les deux arrivants arrivèrent enfin à leur hauteur et semblèrent leur parler. Pendant un temps ils ne se comprirent pas les uns les autres, jusqu’à ce que Winston ait l’idée de parler en anglais.

« Euh… Salut ? Demanda-t-il.

— Bonjour ! Ha, enfin nous pouvons communiquer, vous avez fait bon voyage ? Demanda la Présidente.

— Oui, merci. Je suis médecin, et voici mon… euh… Accompagnateur ? Winston hésitait à le présenter comme étant son garde du corps, il n’avait aucune idée de la réaction que leurs hôtes pourraient avoir.

— Enchantée, je suis Abigaëlle Mortier, Présidente de la République française. Dit-elle en leur serrant la main.

— La Présidente ? Mais alors comment se fait-il que vous ne parliez pas la langue commune ? Winston était désappointé.

— Une langue commune ? Vous voulez dire qu’il existe une langue commune entre nos deux espèces ?

— Évidemment. C’est même la première langue étrangère que nous apprenons dès les premières nages dans l’école ! »

Abigaëlle semblait tomber des nues. Il existe une langue commune entre les humains et les abysséens et son prédécesseur ne s’était même pas donné la peine de l’en informer ! De son côté, Winston se demandait si elle était vraiment celle qu’elle prétendait être. Un chef d’État qui n’est pas au courant d’une telle convention, c’était un peu trop difficile à croire. Quant à Samuel, il n’avait rien compris à ce qui venait de se passer. Il ne savait même pas que son ami dauphin connaissait une langue humaine, mais pour le coup il se sentait un peu exclut.

« Hum… Excusez-moi si j’ai pu paraître rude… S’excusa Winston. Je ne suis pas un diplomate, seulement un médecin. Je crois d’ailleurs que vous m’avez fait demander pour que je puisse m’assurer que l’Émissaire va bien ?

— Oui, tout à fait. Vous voyez la femme avec une blouse blanche, devant la grande porte ? Il s’agit de notre médecin et c’est elle qui a demandé à ce que vous la conseilliez. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des obligations politiques et diplomatiques urgentes à traiter, je ne me suis absentée que trop longtemps…

— Je vous en prie, merci de nous avoir attendus. Bonne chance pour traiter ces urgences. Euh, je ne sais même pas si ça se fait ni si ça se dit à un chef d’État… Veuillez excuser ma maladresse.

— Ho non, ne vous excusez pas. Si vous saviez comme la politique m’ennuie… Mais je n’ai malheureusement pas le choix. Et oui, je vais avoir besoin de chance pour gérer cette crise… »

Sur ces derniers mots, elle s’éclipsa précipitamment, non sans saluer ses hôtes. Winston était à mille lieux d’imaginer à quel point elle avait raison de parler de crise. Le reportage avait secoué une bonne partie de la population mondiale et, déjà, les mouvements complotistes jubilaient d’avoir eu raison sur ce point.

Winston avait terminé d’ausculter l’Émissaire, non sans difficulté, le bassin prévu était bien trop petit pour qu’il puisse travailler correctement. Pendant qu’il examinait la baleine, ils expliquèrent à Samuel ce qui c’était dit, et s’il n’avait pas été là, il n’aurait probablement pas cru leur résumé.

« Mais pourquoi l’ancien Président n’a pas dit à la Présidente pour la langue commune ? Demanda-t-il.

— Aucune idée… Commença Winston.

— Ho, c’est pourtant aussi simple qu’incompréhensible… Continua l’Émissaire. Abigaëlle est une femelle, les humains mâles considèrent qu’elles sont moins intelligentes qu’eux et qu’elles ne sont pas capables de diriger, et encore moins d’apprendre de nouvelles choses. En plus de ça, Abigaëlle n’est pas politicienne de formation, elle est issue du peuple. Donc, pourquoi s’embêter à la former correctement quand il n’y a qu’à attendre son successeur ?

— Mais… C’est débile ! S’offusqua Samuel.

— Je suis bien d’accord et outch ! Cria l’Émissaire. Vous m’avez fait mal, Docteur !

— Désolé, ce n’était pas voulu… Si je fais ça, aussi ? Il appuya de nouveau entre deux côtes.

— Aïe, ouille ! Oui ! Mais vous me faite quoi ?

— Rien, j’appuie juste. Je me demandais pourquoi votre combinaison est percée, mais on dirait que quelque chose est entré par là et vous a blessé… En tout cas, ça peut expliquer pourquoi vous avez eu des vertiges et des difficultés d’attention. Vous n’étiez plus suffisamment oxygéné. Et si j’appuie là ?

— Haaa ! Ça fait presque encore plus mal ! Gémit-il.

— Je vois… Samuel, je peux te parler en privé ? »

Les deux amis s’isolèrent, à l’abri des oreilles et des ouïes indiscrètes.

« Tu sais ce que c’est, ça ? Demanda Winston tout en dévoilant ce qu’il cachait dans sa main gauche.

— Que je sois dépecé si je me trompe ! Dit-il tout en se contenant. C’est une balle ! Ils lui ont tiré dessus ?

— Oui, trois fois. Par chance, c’est un abysséen pure souche, il a la peau extrêmement épaisse et il cicatrise vite. C’est ce qui a évité qu’il soit tué ou blessé davantage.

— Tu crois qu’elle est au courant ? On est pris au piège ? Samuel semblait réfléchir à toute vitesse.

— La Présidente ? Je ne suis même pas sûr qu’elle ait été avertie de sa venue avant d’avoir été mise devant le fait accompli. Je ne sais pas ce qu’il se passe ici, mais on ne devrait peut-être pas s’éterniser…

— Ouais, t’as raison, on va tâcher de pas finir en gibier…

— Ou pire… En rat de laboratoire !

— Comment ça ?

— Je te rappelle que nous sommes tous les deux de sang abysséen et humain. C’est un miracle que tu n’aies pas été examiné dans tous les sens étant petit. Les chercheurs abysséens sont plus disciplinés que les humains et n’attendent pas d’être limités par des lois de bioéthiques pour ne pas faire souffrir inutilement leurs sujets d’études, mais ça n’en reste pas moins désagréable. Tu me suis ?

— Qu’est-ce qu’on fait alors ? On se sauve sans demander notre reste ? Demanda Samuel.

— Hé ! Mais c’est toi le militaire ici ! C’est sur toi que je compte pour nous tirer de là en cas de pépin ! Et là on a en plus un abysséen adolescent de cinq mètres à évacuer. Le tout sans lui dévoiler pourquoi il s’est retrouvé sans oxygène !

— Oui ben, justement, on va bientôt se retrouver à court nous aussi. Ça fait plus d’une heure qu’on est arrivé et nos réserves sont de plus en plus basses. On doit se barrer d’ici au plus vite ! Paniqua Samuel. »

Winston se mit à soupirer en fermant les yeux.

« Enlève ton casque. Répondit-il à son ami requin, qui écarquilla les yeux.

— Que je… Non ! Tu veux qu’on se suicide pour pas se faire prendre ou quoi ?

— On est tous les deux des hybrides. J’ai à la fois des ouïes et des poumons, même si mes ouïes ne sont pas fonctionnelles. Je sais par expérience que je peux respirer à la surface, et pas seulement parce que j’ai des origines dauphines. Et c’est pareil pour toi.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Demanda Samuel, dubitatif.

— J’ai eu le Professeur Churchil sur un canal privé pendant que j’auscultais notre camarade. C’est un zoobiologiste de renommée intermarine qui a longtemps étudié les hybrides. Nous ne sommes pas les premiers de l’Histoire. Tous les hybrides ont à la fois des ouïes et des poumons. Et nos poumons sont fonctionnels à la surface une fois vidés de leur eau. »

Samuel resta interdit quelques secondes. Puis il sembla se ressaisir.

« Soit, admettons que je te crois. Penses-tu que nous sommes en position de force ?

— Comment ça ?

— L’Émissaire a été blessé par balles. Ça veut dire qu’ils ont dû paniquer en le voyant débarquer. Ça veut aussi et surtout dire qu’ils sont armés. Tu crois qu’arriver en faisant « Coucou, nous aussi on peut respirer, regardez ! » ça va les rendre moins méfiants ? Plus sereins ?

— Non, peut-être pas… Mais qu’est-ce qu’on fait alors ? Si je dis à l’Émissaire qu’il a été blessé par balles, ça va provoquer un incident diplomatique. Si je dis au médecin humain qu’il a été blessé par balles, ça va provoquer un incident diplomatique, voire ça nous mettra carrément tous en danger ! Y compris la Présidente qui n’était manifestement pas informée. Alors on fait quoi ?

— Rien.

— Rien ? C’est tout ce que tu as trouvé de mieux ? Rien ?

— Justement, c’est notre seule carte. On veut tous les deux, depuis que nous sommes mômes, que l’avenir de la planète soit sauvé. Si on peut éviter un incident diplomatique en mentant aux deux groupes pour ne pas les monter l’un contre l’autre, on n’aura peut-être pas de meilleure occasion. Alors fait ton travail de médecin, soigne l’Émissaire du mieux que tu peux, et rentrons chez nous pour mieux réfléchir à ce que nous pourrions faire pour convaincre les humains de se faire aider à sauver la Terre. »

Winston n’en revenait pas. C’était à la fois l’idée la plus stupide et la plus intelligente qu’il ait été amené à entendre. Ça pouvait marcher. Il regarda le niveau d’oxygène restant : vingt minutes. Oui, en vingt minutes, il pourrait parfaitement mettre deux à trois points de suture sur la plaie la plus profonde et repartir comme si de rien était. Il pourrait aussi convaincre le médecin que l’Émissaire serait mieux soigné dans les abysses, ça devrait même être le plus facile à faire.

Ils revinrent auprès de l’Émissaire, Winston sorti de quoi le recoudre et lui expliqua qu’il s’était probablement accroché à quelque fil barbelé. Il lui dit également que, par mesure de sécurité, il valait mieux qu’il reparte dans les abysses afin de s’assurer qu’il n’avait pas contracté le tétanos et qu’il puisse recevoir les soins nécessaires le cas échéant. La présence des deux journalistes le rendait de plus en plus nerveux et il admirait le calme dont Samuel faisait preuve malgré la complexité de la situation. Une fois qu’il eut finit de recoudre la petite portion de chair à vif de l’Émissaire, et pendant qu’il rangeait, les journalistes s’avancèrent.

« Euh, bonjour, Julie Laplace, journaliste d’investigation, est-ce que je peux vous poser des questions ? »

Winston resta interdit quelques instants. Bien qu’elle lui ai parlé en anglais, il ne savait pas trop ce qu’il devait faire ni comment réagir. Il demanda à Samuel s’il devait répondre à ses questions, et celui-ci lui répondit négativement en hochant la tête. Le temps pressait.

« Je suis désolé, Madame Laplace, mais nous n’avons plus le temps, nous devons y aller, nous sommes attendus.

— Je comprends… Mais peut-être que vous pourriez me répondre une autre fois ? Insista-t-elle.

— Oui, peut-être, qui sait ? Répondit-il dans un sourire nerveux tout en se dirigeant vers la navette. »

Julie et Paul remarquèrent à cet instant qu’une nouvelle navette aquatique était apparue, bien plus impressionnante de par sa taille que la première. L’Émissaire monta dans cette seconde navette tandis que Winston et Samuel regagnaient celle par laquelle ils étaient arrivés. Deux abysséens, qu’ils n’avaient pas encore remarqués, sortirent de l’eau pour monter sur les jet-skis. En quelques secondes les quatre véhicules s’enfoncèrent et disparurent.

« Tu avais laissé ton dictaphone allumé ? Demanda Paul.

— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Répondit-elle en souriant. »