Urgence abyssale

Chapitre II

Premier contact

Samuel s’était porté volontaire pour la démonstration. Il était particulièrement déçu que ses camarades de promotion n’aient pas osé le faire. Ils étaient restés de marbre mais il avait ressenti tout leur stress. C’est ça, les futurs gardes du corps de l’élite abysséenne ? Si ce que les professeurs disent sur les humains et leur couardise est vrai, il n’est vraiment pas pressé de rencontrer ses futurs homologues. Winston aidait le professeur à équiper le jeune requin, il avait déjà eu l’occasion de porter une telle combinaison, aussi cela permettait à leur enseignant de prendre plus de temps pour faire les explications des gestes et de l’ordre à suivre.

« Tu crois que ce sera vraiment utile un jour ? Demanda Katia à Winston.

— … Ça m’a bien été « utile » une fois, alors pourquoi pas ? Répondit-il dans un haussement d’épaulles.

— Vous êtes donc vraiment allé à la surface ? » Interrogea le professeur, oubliant qu’il donnait un cours.

Winston resta interdit pendant quelques instants, le rostre sur la botte droite de Samuel. Autant il avait l’habitude d’être le centre de l’attention, autant il n’avait pas l’habitude que ce soit pas pur intérêt intellectuel.

« … Malheureusement, oui… Finit-il par souffler.

— Ho… Dans ce cas, je ne vous embêterai pas plus avec ça. Désolé… S’excusa le professeur.

— Bah… souffla Winston, de l’eau a coulé dans les courants depuis…

— Excusez-moi Professeur, heu… Distraya Samuel.

— Churchil. Professeur Churchil.

— Noooon ? » lâcha Winston de surprise.

Les deux mammifères se regardèrent quelques instants puis éclatèrent de rire devant l’ironie de la situation. Ils furent suivis des dix étudiants en Histoire de la civilisation humaine. D’un coup, l’atmosphère était beaucoup moins solennelle, les uns expliquant aux autres ce qui était amusant. Le cours pu se dérouler sans accroche et dans une ambiance beaucoup plus détendue qu’au départ.

Cela faisait maintenant un mois que les cours avaient commencé. Le Professeur Churchil avait finalement accepté de revenir sur sa demande d’exclusion, sur la demande de Winston, appuyé par l’aide de Katia et ses connaissances juridiques. La seule condition requise pour qu’ils réintègrent les cours était qu’ils fassent des travaux d’intérêt général dans un centre de rééducation pour les grands mutilés de pêche.

La journée s’était déroulée normalement quand la nouvelle tomba. Les premières tentatives de révélation auprès de la population humaine allaient bientôt commencer. Dans deux mois, les majors de la première promotion, qui avaient inauguré l’École deux ans plus tôt, allaient faire leur première apparition à la Maison Blanche, à l’Élysée, au Kremlin, à Zhongnanhai et au Palais de Buckingham. Winston et Samuel prenaient une soupe de varech quand ils entendirent l’information. Deux minutes plus tard, ils virent Katia débouler en nageant aussi vite que possible, renversant une table et deux chaises au passage.

« Vous avez entendu la nouvelle ? Mais ils sont fous !

— Ben quoi ? C’est cool non ? Et puis, c’était un peu le plan de départ. Répondit Samuel.

— Non, je suis d’accord avec elle. Je pense qu’ils s’y prennent un peu n’importe comment. On dirait qu’ils cherchent à précipiter les choses, et je ne suis pas sûr que ce soit une excellente nouvelle… Enchaîna Winston.

— Ah ! Pour une fois, la Science est d’accord avec la Loi ! Triompha Katia, provoquant un haussement des yeux à Winston.

— Mais en quoi ce serait une mauvaise nouvelle ? En deux mois ils ont le temps de préparer le terrain correctement, non ? »

Winston et Katia se lancèrent un regard puis observèrent Samuel d’un air morne. Comment essayer d’expliquer à leur ami, un peu naïf, la complexité de la situation ? Au bout d’une minute de réflexion, Winston lança la discussion.

« Imagine que, demain, le Grand Palais nous annonce que les humains n’existent pas, sans nous y avoir préparé avant. Que tout ceci n’est qu’une légende, un conte pour alevin, et qu’il n’existe pas de forme de vie intelligente à la surface. Comment réagiras-tu ?

— C’est impossible que le Grand Palais me fasse avaler une anguille pareille… Tu sais bien que mes parents ont été emportés par les humains.

— Et si c’était ce que notre gouvernement veut que tu crois ? Enchaîna Katia.

— Pourquoi nous mentirait-il ? Demanda-t-il, n’arrivant toujours pas à comprendre où voulaient en venir ses amis.

— Et pourquoi ne nous mentirait-il pas ? Après tout, c’est déjà arrivé par le passé qu’un gouvernement cache des choses à son peuple par le biais d’omission ou de vérité déguisée. » Un étudiant à tête de thon s’incrusta à la conversation. Il avait entre les mains un exemplaire de « L’histoire des mensonges d’État, pourquoi et comment le gouvernement manipule son peuple ».

« C’est vrai. Nota Winston. Quand les premiers grands navires sont apparus, le gouvernement d’alors a convaincu le peuple qu’il s’agissait de grands poissons prédateurs et qu’il ne fallait surtout pas les approcher.

— Mais c’était pour nous protéger ! Pour éviter que l’on se fasse prendre dans les filets ! Renchérit Samuel.

— Si c’était le cas, pourquoi nous avoir caché la vérité pendant plusieurs siècles ? Seuls la famille royale et le Grand Temple connaissaient la vraie nature de ces navires. Combien de marins aurions-nous pu sauver si nous savions qu’ils abritaient des êtres vivants d’une intelligence proche de la nôtre ? Continua Winston.

— Et combien de navires aurions-nous sabordés si nous savions qu’ils abritaient des humains pouvant nous pêcher ? Enchaîna Katia.

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, vous essayez de m’expliquer quoi ? Que les humains ne connaissent pas notre existence ? Ça je le sais…

— Quel effet crois-tu que ça peut avoir, sur une espèce qui se croit être la seule espèce intelligente de sa planète et cherche ailleurs que sur son propre monde une forme de vie intelligente ? Demanda Winston.

— Heu… Je sais pas ? Un soulagement ? Répondit Samuel.

— Tu te sentirais soulagé de découvrir une autre forme de vie intelligente sur ta planète alors que tu es en train de la détruire pour ses ressources et pour ton enrichissement personnel ? Demanda Katia.

— Ben, oui, je crois… Enfin, non, mais… Rhâ, vous m’embrouillez ! Vous craignez qu’il se passe quoi si les humains ne sont pas prêts et qu’on monte à la surface en mode « Coucou, c’est nous ! » ?

— Une guerre inter-espèce. » Répondirent-ils tous les trois en chœur.

Sur ces mots, Samuel écarquilla les yeux. Il sentit un courant électrique parcourir toute son échine cartilagineuse.

« Une guerre ? Mais… Pourquoi ? Pour quelle raison nous entrerions en guerre ? Vous êtes totalement paranos !

— Ce n’est pas de la paranoïa que d’être prudent quand on a un minimum de connaissance sur la civilisation humaine. À chaque fois qu’un peuple humain a rencontré un autre peuple humain, il a cherché soit à prendre ses terres et ses richesses, le plus souvent par la force, soit à l’asservir, là aussi le plus souvent par la force. Répondit le jeune thon.

— Mais, je croyais que les humains étaient des trouillards moi…

— Ça c’est ce que nous disent nos professeurs pour nous rassurer. Pourquoi crois-tu que le gouvernement forme aussi des gardes du corps dans cette « École » ? Pour te faire plaisir ? demanda Katia.

— Ben non, pour vous protéger si besoin…

— Si les humains sont si lâches que ça, pour quelle raison aurions-nous besoin d’une protection ? Winston leva un sourcil en formulant sa question.

— Je… Je ne sais pas… Je ne me suis jamais posé la question… » Finit-il, penaud.

Les quatre étudiants restèrent silencieux tout en regardant refroidir la soupe de varechs de Samuel.

« Monsieur le Ministre ! Monsieur le Ministre ! »

Un petit homme rougeot et à bout de souffle accourra du vestibule.

« Je suis là, que se passe-t-il ? Pourquoi un tel empressement ?

— Ha, monsieur le Ministre, c’est terrible. C’est… un monstre !

— Mais enfin, reprenez-vous mon vieux Georges ! Qui donc est un monstre ? Combien a-t-il fait de victimes ?

— De victimes ? Ha non non non, je ne parle pas de ce genre de monstre. Je vous parle de l’Émissaire étranger qui vient d’arriver…

— L’abysséen est là ? Et vous ne l’avez même pas fait entrer ? Mais enfin, qu’attendez-vous, bon Dieu ?

— C’est que… C’est un monstre, monsieur… Un véritable monstre… Les portes et le couloir ne sont pas assez larges, et je doute qu’il puisse se tenir debout dans le bureau sans tout faire écrouler… »

Le Ministre resta muet d’incrédulité, ne sachant ce qu’il devait ajouter. Ni d’ailleurs si il serait judicieux d’ajouter quoi que ce soit devant de tels propos incohérents. Il regarda son secrétaire, pas très grand, bien en chair, tout ruisselant de sa course et tout tremblant de terreur.

Il se décida finalement à aller voir ce « monstre » par lui-même. Cela faisait maintenant cinq minutes qu’il devrait déjà être en entretien avec l’Émissaire abysséen. Si tout se déroule selon ses projets, l’Histoire se souviendra de lui comme ayant été le premier homme d’État a avoir négocié avec un poisson humanoïde. Il voyait déjà les gros titres des journaux, saluant son courage, sa bravoure, et sa galanterie d’avoir préparé le terrain pour ne pas trop perturber la très jeune Présidente de la République.

Au fur et à mesure qu’il avançait dans les couloirs dorés de l’Élysée, parce qu’il avait décidé que l’entretien aurait lieu à l’Élysée et non pas à la Place Beauvau, il entendait les murmures et les craintes du personnel. Plus il s’avançait, et plus il se demandait si son secrétaire n’avait finalement pas eu un peu raison. Il ressentait de plus en plus de stress. La tension était de plus en plus palpable. Les employés le regardait avancer avec un regard de terreur, certains serraient des dossiers tellement fort pour se donner une contenance que leurs phallanges en devenaient blanches.

Quand il arriva enfin devant la porte, les gardes étaient extrêmement nerveux. Eux qui avaient pourtant l’habitude de rester de marbre ne pouvaient pas empêcher leur front de perler de sueur. Quand ils lui demandèrent s’ils devaient tirer, il leur répondit simplement non dans un grand sourire qu’il voulait rassurant. Il approcha doucement la main de la poignée, non sans appréhension, quand le chef des vigiles le mit en garde :

« Soyez prudent, Monsieur le Ministre. Cette chose n’est pas humaine !

— Je sais. » Se contenta-t-il de lui répondre en le regardant droit dans les yeux tout en ouvrant la porte dans un grand geste.

Le choc culturel peut parfois être brutal, mais si son personnel avait été un peu plus bavard et moins terrifié, peut-être aurait-il pu le préparer un peu mieux. Le Ministre regarda l’Émissaire, du moins ce qu’il pouvait en deviner derrière le hublot de sa combinaison, lui adressa un sourire figé tout en le saluant de la main droite, puis referma la porte lentement tout en restant à l’intérieur du palais.

« Une baleine ? Leur Émissaire est une baleine ? »

Le Ministre sortit un tube de ventoline de la poche intérieure de son veston bleu marine et en inhala une grande bouffée.

« Une baleine bleue plus précisément, Monsieur le Ministre… Risqua l’interprète qui venait enfin d’arriver.

— Non mais ça je m’en fous du détail ! Qu’est-ce qui leur est passé par la tête pour m’envoyer un machin aussi énorme ? Vociféra le Ministre de l’Intérieur, sous le choc.

— C’est que… C’est leur meilleur Émissaire… Et il comprend le français… Répondit, timidement, son secrétaire.

— Parce qu’en plus ce… truc… parle notre langue ? Et ils n’avaient vraiment pas un machin plus discret à nous envoyer ? Est-ce qu’ils sont tous aussi… grands ? S’inquiéta-t-il enfin. »

L’interprète et le secrétaire se regardèrent, attendant que l’autre réponde au Ministre.

« Hé bien ? J’attends ! »

Devant l’impatience du Ministre, l’interprète se lança. Après tout, elle n’avait plus rien à perdre.

« Monsieur le Ministre, ainsi que je vous l’ai expliqué, les abysséens, tout comme les humains, sont de différentes formes, différentes couleurs, différentes tailles et différentes corpulences…

— Mais je n’ai jamais pensé qu’ils pouvaient atteindre une taille aussi démesurée !

— Monsieur le Ministre… »

Le Ministre se retourna brusquement vers le nouvel arrivant et aboya :

« Quoi encore ?

— La Présidente est en ligne et elle aimerait savoir s’il est normal que les chaînes de journaux télévisés en continue diffusent une sorte de show japonais… »

Sur ces mots, le Ministre se mit à blêmir. Il regarda le sous-secrétaire, qui était lui-même mal à l’aise, puis le combiné sans fil qu’il lui tendait. Il se mit alors à déglutir avec beaucoup de difficulté.

« Les… les journalistes sont déjà avertis ?

— Il faut dire aussi qu’un cétacé humanoïde de plus de cinq mètres de haut, ça ne courre pas les rues de Paris… » Lança, sarcastique, la Présidente qui attendait toujours des explications, via les hauts-parleurs du combiné.

« Ici Julie Laplace, en direct depuis la rue devant l’Élysée, où nous pouvons voir, à travers les grilles, une espèce de baleine géante. C’est du moins ce que nous avons pu entrapercevoir dans le hublot de son espèce de combinaison verte ! À l’heure où je vous parle, nous ignorons encore si cette chose existe réellement ou s’il s’agit du tournage d’un nouveau film à gros budget ! D’après nos premiers témoins, il pourrait s’agir aussi bien d’un animatronique géant de toute dernière génération que d’une expérience de laboratoire ayant mal tourné. Michel, vous qui êtes en hélicoptère, que pouvez-vous nous dire sur ce qu’il se passe dans la cour ?

— Hé bien ma chère Julie, c’est tout à fait impressionnant. Bien sûr, je ne peux pas voir exactement ce qu’il se passe ni de quoi il s’agit, étant donné que nous sommes à la limite légale pour survoler la zone, mais je peux vous dire que s’il s’agit d’une créature artificielle, malgré son espèce de combinaison, l’effet est totalement réussi. Vu d’ici on dirait bien qu’il s’agit d’une créature vivante dotée d’intelligence ! Nos scientifiques nous prépareraient-ils une petite surprise sur l’hybridation malgré les interdits bioéthiques ? Les japonais nous font-ils une farce pour faire la promotion de leur prochain remake de Godzilla ? Qui sait, peut-être en saurons-nous plus d’ici quelques instants ! Il me semble apercevoir…

— Excusez-moi de vous interrompre Michel, mais je vois arriver la voiture présidentielle, derrière l’escorte policière. On dirait bien que… Mais oui ! C’est tout à fait inattendu ! La Présidente semble avoir interrompu sa visite à la délégation parisienne du siège de l’ONU pour venir admirer cette prouesse technologique ou scientifique ! Nous allons essayer de nous rapprocher ! Madame la Présidente, Madame la Présidente ! »

La Présidente, qui était descendue de voiture et avait commencé à s’avancer d’un pas pressé vers l’Élysée, fit arrêter son escorte et se retourna vers la journaliste. Elle lui adressa son plus beau sourire.

« Madame Laplace ! Quelle surprise ! Que me vaut votre présence ?

— Madame la Présidente, excusez-moi de vous arrêter ainsi, mais pouvez-vous nous en dire plus sur cette créature ? Vous ne semblez pas plus troublée que cela par sa présence ici. S’agit-il du tournage d’un nouveau film dans lequel vous feriez une apparition ? Si oui, pouvez-vous nous en dire plus ?

— Je suis désolée, Madame Laplace, mais pour l’instant, je ne peux encore rien vous dire. Tout ce que je sais, c’est que les machinistes et les programmeurs ont eu un léger bug, qu’ils ont eu du mal à déceler plus tôt. Vous savez comment sont les informaticiens ! Je suis simplement venue m’assurer que tout est sous contrôle.

— Vous confirmez donc qu’il s’agit du tournage d’un nouveau film ? Et non pas d’une expérience scientifique qui aurait mal tourné ?

— Je suis désolée mais, je ne vous en dirai pas plus. »

Elle finit sa phrase sur un grand sourire juste au moment où l’image devint noire.