Exode

Chapitre I

José et Mina

Cela faisait maintenant dix jours que Mina et José avaient fuit Blaye, n'emportant avec eux que le minimum vital pour survivre. Ils s'étaient rencontrés par hasard, errants tous deux dans la ville à la recherche d'un être humain encore en vie, bien que Mina était toujours persuadée qu'ils dormaient. Ils furent tous deux surpris de tomber nez à nez l'un sur l'autre en longeant le parc, Mina cria même, ne sachant pas comment elle était sensée réagir devant un inconnu. En discutant tous les deux, José comprit vite que la mère de Mina n'y survivrait pas, et il prit donc la décision de fuir le plus loin possible de la ville avec elle, malgré ses protestations.

Ils avaient marché des heures entières, José portant souvent Mina dans ses bras, la longue marche étant plutôt difficile pour un jeune enfant, mais également un adulte, sans entraînement. Durant leur fuite, ils n'avaient pas croisé un seul être humain, seuls les animaux semblaient ne pas avoir été affectés, nombre de chiens semblaient revenir à un état semi-sauvage, tentant, eux aussi, de survivre. Ni Mina ni José n'avaient plus échangé un seul mot, sauf cas de nécessité. La petite fille semblait comprendre peu à peu que quelque chose de grave était arrivé, elle était fatiguée, elle avait peur, et elle commençait à se dire qu'elle ne reverrait plus jamais sa maman. Quant à José, il était plongé dans un profond mutisme, cherchant désespérément un moyen d'accélérer leur fuite. Il avait bien tenté de prendre un véhicule abandonné, mais il n'était pas assez bon en mécanique ni en électricité pour savoir faire démarrer une voiture sans la carte électronique. La vie ne marchait définitivement pas comme dans les films qu'il avait pu voir quand il était un enfant.

Quand le crépuscule tomba, José avisa une station service dans laquelle ils pourraient peut-être se réfugier pour la nuit. Comme il s’y attendait, celle-ci était fermée, il ramassa un des morceaux du trottoir qui se détachait et brisa la vitre afin de pouvoir y entrer. Pour la première fois depuis le début de leur cavalcade, ils ne dormiraient pas à la belle étoile et pourraient trouver de quoi se ravitailler, leurs vivres commençant à manquer. Par chance, cet établissement était pourvu d’une petite cuisine et proposait des réchauds de camping, José pu donc préparer un repas plus consistant que ceux qu’ils avaient dû prendre au cours de leur périple. Pendant que José était affairé sur les aliments qu’ils avaient récupéré dans les rayons, Mina récupéra des affaires de camping : une tente pour deux, des petits matelas gonflables avec une pompe à air manuelle ainsi que quelques couvertures. Malgré son jeune âge, elle était plus débrouillarde qu’elle n’y paraissait. Quand le repas fut prêt, ils se mirent à manger à même le sol de la cuisine, en silence, comme d’habitude. Ce fut Mina qui, la première, ouvrit la bouche pour la première fois :

– Tu crois que nous sommes les seuls encore en vie ?

–  Pourquoi tu me demandes ça ? Répondit-il, interloqué, une fourchette de nourriture à mi-parcours entre sa gamelle et sa bouche.

– Ben, tu sais, on a encore croisé personne, pas même une voiture… Je crois que ma maman n’a pas survécu… répondit-elle, tentant de retenir un sanglot.

José restait silencieux, ne sachant pas trop quoi lui répondre. Bien qu’elle ne soit pas sa fille, annoncer à une enfant aussi jeune qu’effectivement sa maman n’avait pas pu s’en sortir, c’était dur. Bien plus dur qu’il ne l’aurait cru. Décidément, cette petite était très intelligente pour son âge.

– Pourquoi est-ce qu’on est encore en vie et pas les autres ? Qu’est-ce que c’est que cette maladie ? Questionna-t-elle encore, les yeux remplis de larmes, la voix sanglotante et le nez plein de morve.

– Je ne sais pas pourquoi nous avons survécu ni quelle est cette maladie… commença-t-il, hésitant à poursuivre.

– Mais ? Elle le regardait droit dans ses yeux bruns.

– … Mais je sais que les scientifiques… que nous aurions dû être écoutés. Lâcha-t-il enfin, après une longue hésitation.

– Alors c’est de votre faute ?

– Oui, quelque part, c’est de notre faute… Il n’est pas toujours facile pour des industriels, appâtés par le gain, d’écouter les conseils qui leurs sont donnés.

José se sentait mal à l’aise de se montrer aussi impuissant face à une petite fille qui comptait autant sur lui pour la sauver. Mina se moucha et recommença à manger, en se forçant, tout en continuant de le regarder dans les yeux. José était de plus en plus penaud, il n’était pas un spécialiste des maladies, mais il savait que creuser dans certains sols, à une telle profondeur, était susceptible de réveiller d’anciens microorganismes en dormance et dont les effets sur la faune et la flore sont encore inconnus.

– Que faisais-tu avant que tout ça n’arrive ?

– Hé bien, j’ai droit à un véritable interrogatoire ce soir !

Il avait répondu en plaisantant, sans réfléchir, comme pour détendre l’atmosphère. Raté. La situation ne prêtait vraiment pas à rire. Devant son air sérieux, il posa sa gamelle, sortit sa blague à tabac, ses feuilles, ses filtres et, tout en se roulant une cigarette, il lui expliqua tout ce qu’il savait sur la situation actuelle, avec le peu d’éléments et de connaissances qu’il avait, en tant que géologue, tout en essayant de ne pas employer de termes trop spécifiques pour qu’elle puisse bien tout comprendre.

– Alors les industriels nous ont condamné… Pour leur propre profit. Soupira-elle.

– Tu as un langage très évolué pour une petite fille… Quel âge as-tu ? Cinq ans ?

– J’ai six ans et demi ! Se rebella-t-elle. Je suis une grande maintenant. Et je lis beaucoup. J’aime lire !

– Pardon, excuse-moi, c’est vrai, tu as raison, tu es une grande petite fille. Il lui sourit et vit que sa réponse semblait lui plaire.

– Et maintenant ? Qu’est-ce qu’il va se passer ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? enchaîna-t-elle, grave.

– Je ne sais pas ce qu’il va se passer… Mais je sais qu’il faut qu’on s’éloigne le plus possible des centrales nucléaires. J’ignore pendant combien de temps elles resteront sans danger pour nous. C’est pour ça que je t’ai emmené avec moi, pour te sauver… Et je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu sauver ta maman.

– C’est pas ta faute, tu n’es pas médecin… Même si tu as un drôle d’accent.

La réflexion de Mina sur son accent le fit éclater d’un rire fort et bruyant. Il y avait longtemps que ses collègues et ses connaissances ne lui avaient pas fait cette remarque.

– C’est vrai, j’ai un drôle d’accent, même pour un portugais !

Mina se mit aussi à sourire, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Elle avait vraiment un très joli sourire. Si les anges existent, se dit José, ils ont sûrement le même sourire.

– Et maintenant ? Où est-ce qu’on va ?

Mina posa la question sur un ton ferme et déterminé. José était vraiment surpris de constater qu’une enfant de cet âge accepte aussi bien la fatalité.

– Je ne sais pas trop… Peut-être en Afrique, là où je suis à peu près sûr qu’il n’y a pas de centrale nucléaire et où nous n’aurons pas à craindre de mourir de froid durant l’Hiver.

– Waouh, mais c’est loin ça ! Et comment est-ce qu’on va s’y rendre ?

José n’y avait plus pensé. Comment se rendre en Afrique sans véhicule et sans possibilité de faire le plein facilement, la plupart des pompes à essence étant maintenant contrôlées informatiquement et l'électricité étant presque entièrement coupée ?

La fatigue eu vite raison d’eux, José se leva pour verrouiller la porte de la cuisine à clé, pour éviter de mauvaises surprises durant la nuit, puis il gonfla les matelas et ils purent se reposer. Ils dormirent d’un sommeil agité, quoi que plus réparateur que durant les dernières nuits, rêvant, l’une à sa maman et à ses copains d’école, l’autre à sa femme et ses enfants, emportés, eux aussi, par la mystérieuse maladie. Et cette question qui revenait sans cesse dans leur esprit, comme un coup du Destin : comment allaient-il faire pour se rendre en Afrique ?

Au bout de deux heures de marche, le lendemain de leur première nuit sous un vrai toit, ils firent une pause. José ne le montrait pas, mais marcher avec autant de poids et sur de telles distances était plus qu’épuisant pour lui. Il regrettait presque d’avoir trouvé que l’idée du matériel de camping fut bonne tant la charge du sac avait été augmentée. Sans parler de ses pieds : il avait vraiment l’impression que ceux-ci étaient en feu ! Ses jambes et son dos criaient aussi de douleur. Était-ce la même chose pour la petite ? Si c'était le cas, elle ne le montrait pas, sans doute de peur de ralentir José et qu'il finisse par l'abandonner. Pourtant, Mina avait effectivement eu une excellente idée, cela permit à José de penser à récupérer de quoi se repérer : ils étaient maintenant fournis en cartes et avaient également un compas. Mais pour que ceux-ci leur soient réellement utiles, encore fallait-il qu’ils sachent exactement où ils se trouvaient… José se traitait intérieurement de tous les noms d’avoir été aussi stupide pour partir précipitamment sur un coup de tête, ça ne lui ressemblait vraiment pas !

Ils finirent pas apercevoir une ville au détour d’un virage, elle n’était plus qu’à quelques kilomètres mais la nuit commençant déjà à tomber, José jugea plus prudent de s’arrêter pour dormir dans les champs. Comme souvent, un calme angoissant régnait dans la région. Seuls des cris d’animaux venaient à leurs oreilles, les rassurants sur le fait qu’il y avait encore de la vie, et leur rappelant également qu’ils étaient sans défense en cas d’attaque d’un animal carnassier affamé, ou d’une autre bête, cherchant tout simplement à protéger son territoire. Ils devraient donc, une fois de plus, passer la nuit à la belle étoile, leur tente leur offrant cette fois une protection, maigre certes, mais une protection tout de même, tout en espérant être toujours de ce monde à leur réveil.

– Est-ce que tu as mal ? s’inquiéta Mina en voyant l’état de ses pieds.

– Non, c’est trois fois rien, ne t’en fais pas.

José mentait, évidemment. Ses pieds étaient couverts d’ampoules, de croûtes et ils saignaient. Ils avaient beau faire des pauses régulières pour se reposer, leurs dix heures de marche quotidienne étaient une vraie torture pour José, surtout lorsqu’il portait Mina en plus de leur matériel. L’air des montagnes semblait pourtant faire du bien à José, il se sentait plus en forme qu’il ne l’aurait cru malgré la douleur, la fatigue et la peur. Mais peut-être était-ce seulement dû à la nuit qu’ils avaient passé à l’abri, ou bien était-ce dans l’espoir de bientôt pouvoir se repérer grâce au nom de la ville et à leurs cartes ? Bien que n’étant pas un spécialiste de la géographie française, il estimait qu’ils devaient être aux environs de Lyon, ou plus très loin. Depuis Blaye, en supposant qu’ils aient marché à un rythme de cinq kilomètres heure, ils avaient bien dû parcourir dans les cinq cent kilomètres. Un véritable exploit pour deux rescapés sans entraînement, dont une petite fille, seulement mus par l’instinct de survie ! Un exploit qui pourrait être gravé dans les anales si seulement il existait ne serait-ce qu’un seul témoin…

Une fois de plus, ils bivouaquèrent en mangeant froid, afin de ne pas attirer l’attention de prédateurs potentiels, silencieusement et par petite portion à la fois afin de rationner au mieux leurs denrées. Était-ce donc cela qu’avaient ressenti les premiers hommes ? La peur et l’appréhension du danger, où qu’ils se trouvent ? Une fois leur repas fini, ils avisèrent un cours d’eau un peu en contrebas de leur position et s’y rendirent donc pour nettoyer leur vaisselle et en profiter pour faire un brin de toilette. L’eau était froide, revigorante et cela leur fit un bien fou. Pendant que José remplissait leurs récipients du précieux liquide, Mina alla fureter dans les fourrés à proximité, José jetant des regards inquiets aux alentours. Où pouvaient se cacher les animaux à qui appartenaient ses cris ?

– Tiens José, j’ai lu que la sève de cette plante a des propriétés cicatrisantes et que ça évite aussi les inf… les infex… d’être très malade.

– Des infections. Mais comment sais-tu ça ? Tu es bien jeune pour avoir une telle culture…

José n’arrivait toujours pas à se faire à l’idée qu’une gamine puisse passer autant de temps à apprendre des choses aussi diverses. Son plus jeune fils se contentait de jouer aux petites voitures et aux Duplo une fois qu’il rentrait de l’école et qu’il avait fini tous ses devoirs ! Quant à l’aîné, c’était pire, une vraie lutte à chaque fois… Il retenait ses larmes, tâchant de se concentrer sur Mina qui lui expliquait cette émission qu’elle avait vu, avec sa mère, sur les plantes médicinales et leurs propriétés. Elle lui expliquait être très surprise de constater que nous ayons perdu les connaissances de nos ancêtres et que c’était dommage. Tout en retournant à leur tente, José observa un changement notable : la sève avait fait effet, au moins sur la douleur. Pour une fois, il se disait qu’il passerait une bonne nuit de sommeil.

– Localité de Clermont-Ferrand ! Mais ce n’est pas possible ! On n’a pas pu ne faire que quatre cent soixante kilomètres ! José était désespéré et se laissa tomber à terre.

Il était pourtant tellement sûr d’avoir avancé le plus rapidement que possible, et voilà que maintenant il craignait qu’il ne leur reste plus beaucoup de temps avant que les centrales nucléaires n’émettent des radiations, que leur cœur fonde, ou pire, qu’elles n’explosent. Mina prit sa grande main dans sa main frêle et tenta de le rassurer :

– C’est pas grave José, on va réussir, même si ça nous prendra un peu plus de temps…

José regarda la fillette dans les yeux, il n’avait pas l’habitude d’avoir ses yeux à la même hauteur que les siens, et il comprit qu’il venait de lui faire peur, même si elle gardait un regard plein d’espoir et d’une forte détermination. Il abaissa son regard :

– Un peu plus de temps… Oui, ça va nous prendre un peu plus de temps… Il regarda de nouveau sa compagne d’infortune. Mais comment on peut faire pour aller plus vite ? Si tu as une idée, dis-la moi, parce que moi, je n’en ai aucune.

Mina observa tout autour d’elle, cherchant une idée. Une voiture ? Non, José avait déjà essayé, ça ne marcherait pas plus maintenant qu’avant. Un camion ? Même si elle n’avait aucune idée de la difficulté ou non de manœuvrer un tel véhicule, elle pensa que ce serait le même problème.

– Je vois un vélo… tenta-t-elle.

– Oui, un vélo, ce serait une bonne idée… Ce serait même une meilleure idée que je sache en faire… La lassitude commençait à gagner José et il devenait cynique.

– Je sais en faire moi. Je peux t’apprendre. Même sans les petites roues si tu veux !

Elle fit bien attention à détacher chacun de ses mots, espérant retrouver son José habituel, celui qui est toujours souriant, toujours prévenant, un peu comme son papa, tel qu’elle l’avait toujours imaginé. Il se força à sourire, bien qu’il n’en ait eu aucune envie :

– D’accord, si tu veux, apprends moi à faire du vélo. Mais tu sais, ce petit vélo ne supportera jamais mon poids.

– Mais j’ai pas dit que je t’apprendrai sur ce vélo ! Mina commençait à perdre patience. Il doit y avoir des vélos dans une autre ville plus loin, non ?

« Localité de Clermont-Ferrand » songea José. Oui… Oui, peut-être que la ville n’est pas loin, peut-être qu’ils seront plus à même de trouver un moyen de locomotion plus rapide. Il se redressa et, tout en se levant, il déposa un baiser sur le front de ce cadeau envoyé du ciel. Grâce à Mina, ils allaient peut-être, encore une fois, trouver un moyen de déplacement facilité. Il n’était pas croyant mais il se disait que, quelque part, quelqu’un ou, quelque chose, les observait et les aidait à s’en sortir. Quoi que ce soit, il n’espérait qu’une chose : que cela ne leur soit pas fatal.

– Debout Mina, il est l’heure d’y aller ! On doit se remettre en route !

José était de particulièrement bonne humeur ce matin-là. Il avait enfin réussi à faire fonctionner une cibie, ces systèmes de radios utilisés par de nombreux camionneurs. Il ne savait pas si son message avait été entendu mais il avait au moins jeté quelques bouteilles à la mer, dans l’espoir que d’autres survivants aient eu la même idée que lui.

– Tu te sens vraiment prêt à prendre la route tout de suite José ? Le Soleil est encore couché. Baîlla-t-elle.

– Mais oui, ne t’inquiète pas ! Je suis bien plus stable qu’hier sur le vélo. Et puis, la petite remorque m’aide beaucoup pour m’équilibrer. On peut même récupérer quelques vivres, de l’eau et des médicaments au cas où ! Allez tiens, mets ces vêtements, les tiens sont vraiment plus que fatigués !

Il lui tendit un pantalon en lin bleu électrique, un t-shirt vert fluo et des chaussures de sport rouges écarlates. Il en avait également profité pour changer ses propres vêtements : un t-shirt jaune fluo, un pantalon en lin beige et des chaussures de sport bleues électrique. Ils chargèrent la case de transport du triporteur de José avec leurs denrées non périssables, des vêtements de rechange, des affaires de toilette, un nécessaire à pharmacie ainsi que quelques livres qui leur seraient utiles : un guide des différentes plantes comestibles et médicinales, surtout pour Mina, un Atlas de poche du Monde, afin de pouvoir s’orienter, un livre référençant les espèces animales dangereuses et un guide de survie en milieu hostile. Sans oublier la précieuse cibie ainsi que quelques batteries. Une fois que tout fut chargé, José regarda Mina. Elle avait les yeux écarquillés et son visage paraissait décomposé.

– Mina ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Demanda-t-il, très inquiet.

– J’ai cru voir passer un très gros chat jaune, dans la ruelle juste derrière toi…

À peine eut-elle finit sa phrase, ils entendirent un rugissement de fauve.

– Merde… C’est un lion ?

– José, il faut qu’on parte. On doit s’en aller tout de suite ! Paniqua la petite.

Ils ne le savaient pas encore mais, dans la panique et la méconnaissance de la mystérieuse maladie, la plupart des personnels des zoos et des refuges avaient pris la décision de libérer tous les animaux qu’ils pouvaient, afin de leur éviter une mort certaine et douloureuse.

Ils enfourchèrent leurs vélos et filèrent aussi vite que possible en direction du Sud. Ils devaient à tout prix fuir ce nouveau danger et joindre l’Afrique au plus vite. Coûte que coûte ! Si jamais ils tombaient nez à nez avec un prédateur, ils seraient dans l’incapacité de se défendre. José se maudit même de ne pas avoir songé à dévaliser une armurerie afin d’avoir au moins un fusil et quelques munitions. Être non violent est une chose, être dans l’obligation de survivre en est une autre.

Peu de temps après leur arrivée en Italie, José sorti la cibie afin de continuer, inlassablement, de prendre contact avec d’autres survivants.

– Ici Asmae. José, est-ce que vous me recevez ? Sortie une voix de la cibie, à peine l’eut-il allumée.

– Ici José ! Vous ne pouvez pas savoir comme je suis content d’entendre votre voix ! Répondit-il, jubilant, la petite Mina trépignant d’excitation et de joie à ses côtés.

– Moi de même. J’ai entendu votre message hier soir mais je n’ai pas réussi à vous répondre tout de suite. Êtes-vous bien arrivés en Italie avec Mina ? La voix de la femme était douce et chargée d’émotions.

– Oui, nous sommes bien arrivés, merci. Où êtes-vous Asmae ? Pouvez-vous nous rejoindre ?

– Je suis en Égypte, avec une vingtaine d’autres survivants. Nous avons bien reçu les instructions que vous avez diffusés et nous avons commencé les préparatifs pour évacuer dès votre arrivée.

– Vous feriez mieux d’évacuer sans nous… commença-t-il.

– Hors de question ! Le ton autoritaire et brutal de la voix les fit sursauter tous les deux. Il y a des survivants en Italie qui disposent d’un navire et le plein d’essence est fait. Ils vous attendent pour évacuer avec vous et nous rejoindre au Caire.

José et Asmae échangèrent entre eux afin de pouvoir se coordonner plus facilement, pendant ce temps, Mina préparait leur repas. Comme la conversation se faisait dorénavant en anglais, et qu’elle ne parlait pas cette langue, elle ne comprenait pas ce qu’ils se disaient. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de sourire, pleurant de joie. Au moins une autre personne avait survécu à ce drame. Ils n’étaient plus seuls ! Au bout d’un moment elle reconnut le message que José avait l’habitude de lancer inlassablement sur les différentes ondes qu’il pouvait trouver. Elle comprit à ce moment là que la conversation avec la dame de la radio était finie. Quand il eut terminé son « rituel », il serra Mina dans ses bras, ne retenant pas ses larmes de joie. Une vingtaine de survivants les attendaient au Caire, cinq autres les attendait à Rome et une centaine d’autres se dirigeaient par leurs propres moyens en Afrique. Asmae était vraiment une femme extraordinaire. Elle avait réussi à contacter toutes ces personnes grâce à la radio nationale et avec l’aide d’un radio de l’armée égyptienne. Qui sait combien d’autres personnes avaient également survécues ? Dix ? Cent ? Mille ? Un million même ?

José avait conscience que tous n’auraient pas les moyens d’atteindre l’Afrique. Asmae avait même indiqué aux personnes les plus éloignées, par le même type de message que José, mais en plus complet, les zones les moins à risques lorsque les centrales nucléaires exploseront, si elles explosent. Les deux compagnons eurent du mal à s’endormir cette nuit là, angoissés à l’idée que des animaux sauvages puissent rôder près d’eux, et excités à l’idée de rencontrer d’autres êtres humains. José avait également une angoisse de plus : pouvaient-ils réellement leur faire confiance ? Lorsqu’ils purent enfin trouver le sommeil, ils dormirent sereins et apaisés. Ils commençaient à voir la lumière au bout des ténèbres ; l’espoir était de nouveau permis.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin à Rome, cela faisait déjà près d’une semaine qu’ils avaient quitté Clermond-Ferrand. Selon les indications d’Asmae, ils se dirigeaient vers le port de plaisance d’Ostie quand une voix masculine les héla.

– Ciao ! Vous devez être José et Mina ! Je m’appelle Alfredo, je suis, enfin, j’étais, vétérinaire. Venez, ma camionnette est juste là, on n’a qu’à se rendre au port ensemble.

José et Mina étaient évidemment ravis de pouvoir enfin se reposer un peu dans un véhicule après toute leur longue route. Par chance pour Mina, l’homme parlait également français.

Lorsqu’Alfredo alla ouvrir la porte arrière de son utilitaire, José restait sur la défensive. C’était après tout leur premier rapport social humain depuis moins d'une vingtaine de jours et il n’était pas sûr de ses intentions réelles. Ils furent surpris d’y voir une femme enceinte de sept ou huit mois, qui les accueillit avec un grand sourire.

– Et voici ma compagne, Mia. Il regarda Mina et ajouta : elle est également enseignante, professeur d’anglais. Comme ça tu pourras commencer à apprendre les bases pour pouvoir communiquer avec d’autres personnes.

Il caressa affectueusement la tête de la petite qui, sous l’effet de la surprise, et de la fatigue, enserra José par la taille. Elle ne s’était absolument pas attendue à trouver d’autres humains si vite et encore moins à ce genre de contact. Leur isolement forcé et leur état de vigilance perpétuel avaient commencé à changer son caractère naïf et innocent.

– Ce n’est rien Mina, juste de l’affection. José saisit les épaules de Mina dans ses grands mains et la regarda droit dans les yeux. On va s’en sortir ! On va aller directement au port, une fois que nous aurons chargé nos affaires, si vous le voulez bien ?

José regarda le vétérinaire qui hocha la tête de haut en bas trois fois en serrant ses lèvres en avant, toujours souriant.

– Tu vas voir, on va faire une belle promenade en mer, avec d’autres rescapés, nous allons rejoindre d’autres survivants en Égypte, qui se trouve en Afrique et, de là, nous allons décider de où nous allons nous installer.

– On va encore devoir bouger ? S’inquiéta Mina, appréhendant une nouvelle marche forcée sur plusieurs jours. Elle cachait à José que ses pieds aussi étaient meurtris.

– Oui Mina. Même si l’Égypte est en Afrique, le pays est encore trop proche des centrales européennes. Si nous voulons survivre le plus longtemps possible, nous n’avons pas d’autres choix que de descendre davantage vers le Sud du continent.

Mina soupira un grand coup en ramenant son menton sur sa poitrine, puis elle regarda José droit dans les yeux et, avec une expression déterminée dans le regard, elle hocha la tête de bas en haut. Puisqu’il fallait survivre, alors ça valait bien le fait d’avoir mal partout les premiers temps.

– Les amis, le Caire ! Tonitrua Herman.

Depuis l'Italie, ils avaient pu relier Tunis en un peu plus d'une journée, et en se relayant, grâce à des conditions plus que clémentes. De là, ils avaient longé la côte jusqu'au Caire grâce à de vieux camions, avec une quinzaine de nouveaux rescapés et quelques têtes de bétail. José et Mina avaient la sensation que la chance avait enfin tourné en leur faveur.

À leur arrivée dans le centre ville, une foule d'environ deux cents personnes les accueilli avec de grands sourires, malgré les traits fatigués et les regards terrifiés. José prit alors conscience de l'espoir que ces hommes, femmes, et enfants, posaient sur leurs épaules. Il avait été le premier à songer au danger que représentent les centrales nucléaires une fois dépouillées des hommes et des femmes responsables de leur bon fonctionnement. Les survivants et derniers représentant de l'espèce humaine comptaient maintenant sur lui pour les sauver tous.

Mina serra la main de José :

— On va s'en sortir José, mais tous ensemble. La dame de la radio voulait te voir, elle pourra peut-être nous aider ?

Sur ses mots, une femme d'une soixantaine d'années sortie d'un bâtiment adjacent et traversa rapidement la foule en se dirigeant vers eux, tout en échangeant quelques salutations, sourires et autres accolades. Elle se planta enfin devant les deux amis et les observa pendant quelques secondes qui leur parurent une éternité.

— José et Mina je présume. Je suis Asmae. Enchantée de pouvoir enfin mettre des visages sur vos noms !

— Ravi de faire votre connaissance Asmae. Merci beaucoup de nous avoir aidé à venir jusqu'ici, nous n'y serions jamais arrivé sans vous ! Répondit José.

— Mais, vous êtes la dame de la télé ! S'étonna Mina.

— Mina ! Gronda José. Ce n'est pas une façon très polie de saluer une amie !

— Laissez José, ce n'est pas grave. Sourit-elle. Venez tous les deux, je dois vous parler de l'évacuation.

— En Éthiopie ? Ce n'est pas un trop long voyage avec le peu de moyen dont nous disposons ? Et pourquoi ce pays plutôt qu'un autre ? Demanda José, craignant une nouvelle longue marche, et en milieu plus hostile de surcroît.

— Ne vous en faites pas, nous avons déjà tout organisé. Nous avons des véhicules attelés à des chevaux, des réserves de nourriture pour tenir au moins deux mois, des animaux d'élevage, des graines de culture fertiles, des médicaments, des livres et suffisamment d'eau pour la traversée. Au besoin, nous avons également des filtres spécialement pour les cours d'eau que nous ne manquerons pas de rencontrer. Quant au choix du pays... Les scientifiques l'ont souvent qualifié de « Berceau de l'humanité », tout simplement.

José et Mina regardaient les cartes de l'Afrique disposées sur le bureau d'Asmae. L'itinéraire et la distance à parcourir leur donnaient le vertige. José se demandait s'ils arriveraient à temps à se mettre hors de portée d'éventuelles radiations, si les centrales venaient à exploser, ou s'ils échoueraient en essayant. Mina avait quant à elle plus de mal à bien se rendre compte de la distance et du temps qu'il leur faudrait pour atteindre enfin un endroit où se reposer. Leurs pieds et leurs jambes leur faisait affreusement mal, mais ils devaient faire ce qui était en leur pouvoir pour rester en vie, c'était tout ce qu'il leur restait. Rester en vie, pour ne pas avoir l'impression que leurs proches sont morts pour rien.

— Combien de temps cela nous prendra-t-il ?

— Pas plus de dix jours je pense, en prenant notre temps. Si tout se passe bien, nous pourrions y être en cinq jours.

— Et une fois là-bas ? Demanda Mina.

— Nous nous installerons ! S'enthousiasma Asmae.

— Aussi simplement ? Rétorqua José, sceptique.

— Oui. Une trentaine de survivants nous y accueilleront. L'Éthiopie dispose de différents climats qui devraient convenir à chacun de nous. Il y a des cultures, les programmes de reforestation ont fait prospérer la faune et la flore locale et les hôpitaux sont de nouveau opérationnels grâce aux efforts des éthiopiens pour relancer les centrales électriques.

— Des centrales électriques ? S'inquiéta José.

— Aucune de ces centrales ne fonctionne à l'énergie nucléaire ! S'empressa Asmae. Elles utilisent l'énergie hydraulique, l'énergie éolienne et l'énergie solaire. Pour l'instant seules les centrales hydroélectriques ont été relancées et elles produisent largement assez pour nous tous.

— Parfait… Tout ça me semble parfait… José marmonnait de plus en plus dans sa barbe.

— Trop parfait, oui, je suis d'accord… Lui répondit Asmae, doucement. Mais avons-nous d'autres choix ?

La femme caressait pensivement la tête de Mina, laissant José perdu dans ses propres calculs et réflexions. Au bout de quelques minutes, José revint à la réalité, plus déterminé que jamais.

— Quand partons-nous ?

— Demain à l'Aube !

Cela faisait deux jours que le convoi des cinq cents personnes qui s'étaient rassemblés en Égypte traversait le continent africain, tantôt sous une forte chaleur en journée, tantôt dans une nuit froide et peu éclairée. Ils devaient faire vite s'ils ne voulaient pas devoir faire le trajet uniquement de jour, la Lune décroissant à vue d’œil. Ils risquaient de vite se retrouver sans éclairage naturel. Les individus d'origine européenne et nordique, qui avaient pu rallier le Caire à temps, pâtissaient plus de la chaleur mais l'espoir d'une terre nouvelle, plus clémente pour un temps si la catastrophe nucléaire qu'ils craignent a effectivement lieu, leur permettait de tenir. Les jeunes enfants et les personnes âgées étaient étroitement surveillés et le trajet comprenait suffisamment d'oasis pour qu'ils puissent se ravitailler en eau et se rafraîchir. La nuit leur était alors plus clémente, en tout point de vue. En revanche, les nord africains, habitués à la clémence des températures nocturnes en ville, avaient plus facilement froids et peinaient à se reposer correctement la nuit. Par chance, ils avaient vite pris l'habitude de se coller les uns aux autres pour partager leur chaleur corporelle, permettant aux enfants et aux personnes âgées de se reposer.

Mina et José profitèrent d'un arrêt à une nouvelle oasis pour s'éloigner un peu, afin de s'isoler pour être un peu seuls. Le voyage rude les avait beaucoup rapproché et Mina trouvait de plus en plus un père à travers José. Sa maman lui manquait beaucoup, mais elle essayait, du mieux qu'elle pouvait, de ne pas le montrer à José. José avait également adopté le même comportement, en cachant à Mina que son épouse et leurs enfants lui manquait terriblement.

— Tu crois qu'on va tous arriver là-bas ? demanda Mina.

— Oui, il n'y a pas de raison que nous échouions. Nous avons réussi jusqu'à présent, seuls, maintenant que nous sommes plus nombreux, nous avons de meilleures chances de nous en sortir. Répondit-il, pensif, en observant le ciel étoilé.

— Est-ce que... commença la petite fille, n'osant pas finir sa question.

— Est-ce que ma famille me manque ? Comprit José en voyant sa mine triste. C'est vrai, oui. Nous n'en avons jamais vraiment parlé, mais… Ma femme et mes enfants ont été emportés par la maladie. Fini-t-il, la voix étranglée.

— Je suis désolée…

— Tu n'y es pour rien, mais merci. José était au bord des larmes.

Les deux compagnons regardèrent ensemble les étoiles, profitant d'une nuit parfaitement claire, et sans la moindre pollution lumineuse en dehors de la lumière naturelle reflétée par la Lune. Lorsqu'ils baissèrent les yeux, ils furent tous les deux surpris de voir comme un flash lumineux.

— Qu'est-ce que c'était ? commença à s'inquiéter Mina. Des gens se sont éloignés du groupe sans qu'on les voit ?

— Je l'ignore… Mais si ce sont d'autres survivants, nous ferions mieux de les inviter à venir avec nous. Répondit José, pas plus rassuré, ne sachant pas ce qui risquait de les attendre.

Ils finirent par atteindre le point de ralliement en Éthiopie au bout de six jours de voyage, juste à temps avant que la Nouvelle Lune ne soit apparue. Ils furent accueillis par des éthiopiens qui les invitèrent à partager leur repas. Ils avaient préparé un véritable festin pour tout un village. Des fruits, des légumes, un peu de poisson et de viande d'animaux de ferme, ainsi que des boissons tels que de l'eau, des jus de fruits et du vin. Les deux derniers médecins éthiopiens encore en vie s'occupèrent de s'assurer que tout le monde allait bien, en posant des questions au groupe entier, puis ils auscultèrent les malades et ceux qui avaient le plus souffert de la traversée du Sahara et de la savane. Certains des quelques soldats, qui avaient dû défendre le groupe d'attaques nocturnes d'animaux, présentaient quelques plaies et ecchymoses, principalement en raison de chutes faites en cours de nuit. Un bébé et un vieillard n'avaient malheureusement pas survécu et furent inhumés dans le cimetière de la ville.

— Vous êtes sûrs d'aller bien, tous les deux ? Questionna Asmae, en direction de José et Mina.

Après leur absence mystérieuse de l'oasis, tous les voyageurs les avaient attendu plus de douze heures avant qu'ils ne reparaissent, l'air hagard mais en bonne santé. Ils s'étaient contentés de répondre qu'ils s'étaient perdus et ne retrouvaient pas les lueurs du camp, mais leur mutisme et leur air préoccupé devenait de plus en plus inquiétant. Lorsqu'une personne leur demandait si ça allait, ils se contentaient de répondre par l'affirmative, un peu sur la défensive.

— Est-ce qu'on doit leur dire ? avait demandé Mina à José.

— Oui, il le faudra bien, mais pas tout de suite. Nous ne sommes pas encore prêts et personne ne nous croirait pour l'instant. Avait-il répondu.

Quoi qu'ils aient pu voir dans le désert, ils semblaient avoir décidé, d'un commun accord, de ne pas en informer les autres survivants. Peut-être un jour pourront-ils en parler sous une forme ou une autre…

Dix ans après l'épidémie dévastatrice, une dizaine de milliers de survivants avait pu être recensés à travers le monde. Personne ne savait si les centrales avaient bel et bien explosé, comme le voulait une inquiétude populaire, mais aucun d'eux n'osait s'en approcher, de peur que ce soit le cas et d'y passer. Certains disaient avoir vu des nuages en forme de champignon sortir de terre, mais les témoignages étaient peu crédibles compte tenu de la distance qui les séparait d'une centrale. Afin de s'en assurer, ceux qui avaient le plus de compétences en mathématiques et en science physique se mirent à la recherche de livres et de documents techniques dans les bibliothèques et les librairies des villes les plus éloignées et sûres. Il faudrait attendre encore avant de savoir comment construire un compteur Geiger ou, du moins, à quoi ressemble ce type d'appareil et où s'en procurer afin d'en faire fonctionner un en le branchant au courant électrique.

Mina avait maintenant dix-huit ans et José l'avait officiellement adopté. Ils avaient tous les deux pris en charge les orphelins, et ceux qui en faisaient la demande, afin de leur apprendre les bases en lecture, en écriture et en sciences. Mina était devenue une herboriste hors pair et était même capable de préparer des baumes et des cataplasmes pour soigner les malades. José avait utilisé ses compétences de géologue pour trouver les terrains les plus propices à l'agriculture et les plus sûrs pour construire des bâtiments.

Lorsque José succomba à une grave pneumonie, Mina avait repris son flambeau et devint une dirigeante aimée et respectée de tous, malgré son jeune âge. Une statue fut érigée en leur honneur dans la nouvelle capitale éthiopienne, afin que chacun trouve l'inspiration et l'espoir de construire une vie meilleure.